Promenades d'un père
accompagné de sa fille.n°1

 par Nicolas Blondeau

 

DU PASSAGE GONIN AU SQUARE PIERRE DUPONT

Là, laissons bouillonner la limoneuse Saône dans cette ove douce. Quittons cette limace glauque (Littré, qui devait être d'humeur optimiste, définit l'adjectif ainsi: "vert de mer"). Un dernier regard, tout de même, à ces longues plaques luisantes que fait la caresse dispendieuse du soleil printanier sur la surface de l'eau qui dort, ou fait semblant. Seraient-ce les stigmates lumineuses de jouissances en cours?...

Enquillons avec conviction le passage Gonin. Parce que ce passage n'est pas un cul-de-sac. Il aboutit en effet sur une manière de sentier de douaniers qui, sur ce versant croix-roussien trop abrupt pour être urbain, simplement, serpente. Fin ruban gris, il semble glisser entre les amoncellements de roches plus ou moins ordonnés, les arbres inclassifiables qui proposent déjà différentes tendresses et nuances de verts, les terre-pleins retenus par des planches où nombre de fientes canines achèvent de se sédimenter, les espèces d'enclos où poussent des herbes folles et paissent des chats crasseux, sauvages mais tranquilles, et la piste cendrée du Jardin des Rigolards, lieu prétendu convivial, désert pour l'instant. Un effet de ce printanier soleil, je me sens d'humeur alexandrine, et je poétise niaisement: c'est un fourbe raidillon qui guillotine les jambes qui s'y risquent à foison. Inutile, pour ce pseudo-vers, de compter les pieds sur vos doigts : le compte n'y est pas. Loin s'en faut.

Ma fille râle. Cette montée, à deux ans, s'apparente à l'escalade de l'Anapurna. O.K. Je cède, il ne faut  pas laisser s'enclencher la mécanique agaçante du caprice. Je la prends sur mes épaules. Avec le tricycle dans une main, Boza la clown dans l'autre et le sac du goûter dans le dos je suis transformé en bourricot. Métamorphose sans ivresse qui est l'une des servitudes du métier de père au foyer encore mal connue du profane. Un baudet qui, de surcroît, est cinglé par une branche maladroite lui griffant les paupières et nourri abondamment de feuilles poussiéreuses glanées au passage. Sur son front, une salive mêlée de compote et de miettes coule régulièrement. Plus vite cheval! Voilà comment il est remercié de sa bonne volonté.

C'est donc la monture fourbue, ahanant, et la cavalière piaffant que notre fringant équipage fait son arrivée sur les graviers du square. Sans dérapage. Par pur réflexe routinier, le cheval va s'accouder à une barrière trop basse pendant que la cavalière retrouve l'usage de ses pieds et se précipite vers les dangereux escaliers de la maison toboggan où l'attendent cinq ou six apaches d'au moins cinq ans, bien décidés à la faire chuter. Mais le cheval contemple le panorama. Il allume une cigarette, persuadé de retrouver ainsi un second souffle.