Mots et Mets n°5

PETITE HISTOIRE DE L'ALIMENTATION
4 – LE MOYEN-AGE

 par Nathalie Demichel

 

S'étalant sur plus de 10 siècles, la période médiévale a, certes, connu des‚ évolutions, mais elle présente un certain nombre de caractéristiques stables dans le domaine alimentaire.

L'une d'entre elles est la corrélation très nette entre le mode d'alimentation des individus et leur appartenance à un groupe social. On mange différemment selon que l'on est noble, moine ou paysan, rural ou citadin. Un des indicateurs les plus visibles de cet ‚état de fait est la consommation de céréales: plus le rang social est modeste, plus la part de céréales consommées est importante. Encore y a-t-il à l'intérieur de cette catégorie d'autres distinctions car si le pain blanc nourrit les citadins, les populations rurales consomment les céréales sous forme de pain noir réalisé‚ avec des mélanges de graines ou même sous forme de simples bouillies. 

La différenciation des alimentations est la conséquence de deux facteurs étroitement mêlés: d'une part, le prix des produits alimentaires (le pain blanc est plus cher que le pain noir), d'autre part, la conception du monde qui régit les esprits médiévaux. Cette conception repose sur une croyance simple: le monde créé‚ par Dieu est hiérarchisé. Ainsi, les plantes qui poussent dans la terre (oignon, ail, navet, carotte) sont considérées comme particulièrement villes, les plantes dont on mange les feuilles (chou, épinards) leurs sont supérieurs, et plus nobles encore sont les fruits poussant sur les branches, donc, les plus éloignés du sol. Dans le règne animal les coquillages, les crustacés se trouvent au bas de la hiérarchie, surpassés par les poissons. Le sommet de l'échelle du comestible est atteint par les oiseaux, notamment par ceux qui vivent à haute altitude. Un tel classement va marquer de son empreinte les pratiques alimentaires.

La volaille est réservée, de fait, aux classes supérieures avec une prédilection pour les oiseaux nobles (on retrouve alors grues, cormorans, ou paons sur les tables), le bœuf et le porc sont réputés plus adaptés aux besoins des bourgeois, quant aux paysans, ils sont voués aux légumes. Imprégnée des théories de l'Antiquité sur les quatre éléments corporels, toute la littérature diétético-médicale abonde en ce sens. Le système digestif des nobles ne peut supporter que des mets délicats, le paysan serait malade s'il consommait autre chose que navets ou fèves.

Une autre caractéristique marquante est l'utilisation des épices, ces aromates d'origine exotique extrêmement présents dans la cuisine aristocratique. Contrairement à ce qu'on a pu dire les épices ne servent pas à camoufler le goût de denrées avariées. Elles constituent un signe de distinction sociale, car venues de loin, elles sont très coûteuses et celui qui utilise le clou de girofle, la muscade, la cannelle, ou le poivre montre qu'il est riche et puissant. De plus, les épices font appel à l'imaginaire de ceux qui les goûtent; l'Orient dont elles sont issues est fantasmatique, empli de monstres de toutes sortes. La preuve en est le succès de celle qui fut appelée en France graine de paradis; son nom seul faisait rêver. Enfin, chaque épice était réputée pour avoir des propriétés médicinales, ainsi, beaucoup d'entre elles furent d'abord utilisées par les apothicaires. La cannelle, par exemple, était connue pour "conforter la vertu du foie et de l'estomac."

La cuisine est plutôt légère en ce qui concerne les sauces essentiellement constituées d'une base acide et liées à la mie de pain, au jaune d'œuf ou aux amandes pilées. C'est le plus souvent le verjus, produit à partir de raisins verts, qui donnent l'acidité. Cependant cette tendance à la légèreté ne doit pas nous égarer quant au naturel de la gastronomie médiévale. En effet, à l'image de ce que l'on a pu observer dans la Rome antique, les cuisiniers cherchent à étonner par leur habileté à tromper les convives. On déguise le veau en esturgeon, parfois même on teinte les mets en bleu, jaune ou rouge grâce à l'orcanet, au safran ou au santal. Bref, la simplicité n'est pas de mise.  

Avant le XIIIème siècle, le cuisinier est méprisé; puis il va bénéficier d'une reconnaissance qui permet à son savoir le passage au prestigieux écrit. Ce sera alors la publication des premiers livres de cuisine de l'Occident chrétien. Certes, les recueils de recettes sont très marqués par l'oralité et donnent peu de précisions sur les temps de cuisson ou les quantités d'ingrédients. Ils vont cependant connaître un grand succès, bien au delà d'un public professionnel et se retrouveront dans les bibliothèques de la bourgeoisie. Chanoines et notaires peuvent se croire grands seigneurs en s'inspirant des recettes dictées par les plus grands maîtres-queux. Car ce sont effectivement les cuisiniers des tables princières, royales ou épiscopales qui publient. L'exemple le plus fameux en matière d'évolution de prestige social et de succès d'édition est Taillevent. Guillaume Tirel, dit Taillevent, commença sa carrière, en 1326, comme enfant de cuisine (apprenti) chez Jehanne d'Evreux. Lorsqu'il l'acheva il était Ecuyer de cuisine et Maître des garnisons (provisions) du roi de France Charles VI, il fut anobli et bénéficia d'un blason personnel "de trois marmites bord‚ de six roses" qui fut sculptée sur sa pierre tombale. Son "Viandier", compilation de recettes, deviendra une référence, une bible gastronomique jusqu'à la fin du XIII ème siècle.

Taillevent et ses confrères ne cuisinent pas eux-mêmes mais dirigent l'organisation de brigades de 150 personnes ce qui demande d'évidentes qualités de gestionnaire. Les cours européennes se disputent les plus talentueux. On l'on voit que le star-system en matière de cuisiniers ne date pas d'hier... 

C'est lors des banquets que l'habileté du cuisinier brille de tous ces feux. Le banquet aristocratique est instrument politique car sa magnificence est signe de pouvoir. Son déroulement se fait dans le cadre du service à la française. Les plats ne sont pas servis successivement selon le principe que nous connaissons aujourd'hui (service à la russe), mais ils se juxtaposent au cours des trois à cinq services qui généralement composent le repas. A chaque service sont amenés sur la table plusieurs mets auxquels tous les convives n'auront pas accès, chacun se servant du plat qui se trouve proche de lui. Ainsi, si l'un pourra goûter des blancs de chapon en poivrade et de la tête de sanglier, un autre n'aura accès qu'aux pigeons et aux tourtes lombardes. De même, on ne retrouve pas telle quelle notre structure de repas entrée/plat/dessert. Les divers services mélangent des préparations parfois de façon inattendue. Ils alternent tour à tour potages (mets cuits dans un pot), rôts (souvent des poissons bouillis ou des volailles) et entremets (pâtés, rissoles, venaison, etc...). Le repas était conclu par une "desserte" composée de compotes, fruits secs et viandes. Les banquets luxueux ajoutaient à cela une "issue" avec hypocras et fines gaufres et un "boute-hors". Entre les services, jongleurs, acrobates, musiciens divertissent les convives.

La table ne ressemble pas à la nôtre, elle n'est pas fixe, mais constituée d'un plateau et de tréteaux, ce qui oblige à littéralement "dresser" la table à chaque repas. Seul le prince possède des couverts, une écuelle et un hanap personnels. Les convives partagent à deux l'écuelle et le gobelet. La viande est prise avec les doigts dans le plat commun, puis, posée sur un tranchoir, une planchette de bois ou morceau de pain rassis qui éponge la sauce. La fourchette n'entrera en usage qu'à la Renaissance. On comprend pourquoi les manuels de savoir-vivre de l'époque insistaient sur l'importance d'avoir des mains et une bouche propres!

Parallèlement, aux fastes étalés dans le Viandier, la bourgeoisie prône une certaine retenue culinaire. Ainsi, dans "le Ménagier de Paris", ce manuel d'économie domestique rédigé par un bourgeois pour sa jeune et inexpérimentée épouse, et qui contient aussi bien des conseils de jardinage que des recettes, l'accent est mis sur le souci de ne pas dépenser imprudemment, de ne pas se faire tromper par les marchands.

Bien évidemment, l'alimentation de la société médiévale est rythmée par le calendrier religieux. L'alternance des jours maigres et des jours gras s'impose à tous, les chrétiens doivent faire maigre le vendredi, le samedi, la veille d'une dizaine de grandes fêtes, pendant le carême, etc... En fait, les privations ou restrictions pénalisent surtout les pauvres dans la mesure où les plus riches peuvent s'offrir des dispenses et déguster du poisson frais. Les interdits de l'Eglise ont donné lieu à une profusion d'inventives recettes utilisant les poissons. Car la cuisine du Moyen-Age est inventive, complexe, originale, raffinée; cependant les siècles suivants lui tailleront une réputation exécrable: avec d'autres temps, d'autres goûts viendront...