Sur la piste sonore n°7

     par Philippe Roger

 

    Les deux artistes qui ont provoqué à leur corps défendant les remarques précédentes peuvent aider à faire le point sur les questions audiovisuelles qui nous occupent. Puisque nous en sommes arrivés à reconnaître le primat de l'artisan sur son outil, les exemples de Kubrick et Menuhin doivent inciter à quelques méditations.

    Par son travail multiforme, Stanley Kubrick fait comprendre que le cinéma n'en est peut-être encore qu'à ses débuts — non qu'il n'ait déjà fourni des preuves innombrables de sa puissance créatrice, mais, plutôt, parce qu'il désigne en creux l'étendue du parcours à entreprendre.

    C'est ici qu'on croise notre désormais familière histoire du son. Alors même qu'une majorité de films continuent à faire preuve d'une indigence coupable dans la manière d'envisager le son comme support standard d'une simple continuité narrative, certains — dont Kubrick, mais il faudrait en citer d'autres : les Ophuls, Grémillon, Bresson, Tati, etc. — "pensent sonore", réinventant à chaque plan les rapports vivants, donc fluctuants, subtils et paradoxaux, qui se tissent entre images et sons, ainsi qu'entre sons.

    La musique est un cas probant. Musique au cinéma ? L'on songe à l'illustration plate, alors qu'il est tant d'autres façons de composer en film. Oui, composer . Un cinéaste, au fond, est compositeur. Il organise les matériaux les plus divers en une unité de l'ordre du prototype. Lorsque Kubrick prend une musique, il lui confère un sens nouveau, qui bouleverse tout ce que l'on pouvait penser du thème le plus galvaudé. Le plus souvent, l'inédit naît d'un ordinaire repris sous un angle jusqu'alors impensé. La Sarabande de Haendel dans Barry Lindon devient soudain composition originale, nouvelle. Une valse de Strauss prend sans qu'on y prenne garde des dimensions métaphysiques ; et ainsi de suite. Il faudrait une analyse serrée de chaque œuvre pour restituer la dimension de ce travail si particulier qui s'appelle mise en scène. Nous renvoyons aux films, pour qui voudrait pousser plus avant l'investigation.

    Quant à Menuhin, il peut aider à mettre en valeur certaines données de base des questions d'enregistrement (ce qui ne nous éloigne guère du cinéma). Pourquoi ses plus grands disques ont-ils été réalisés avant-guerre ? Est-ce uniquement en raison des problèmes techniques qui ont peu à peu brouillé l'image idéale initiale ? Ce ne semble pas l'essentiel. Il faut plutôt se rapporter à ce fait, décisif : ces premiers disques étaient réalisés sans montage, dans des condition s'apparentant au concert. De même qu'un cinéaste attentif aux acteurs sait qu'un plan séquence vaut souvent mieux qu'un savant découpage, de même une prise sur le vif — pour un fois, le terme anglais est plus approprié : le live, c'est la vie — préserve le jaillissement d'une musique en train de se faire. Et si Menuhin a tant défendu Furtwängler, c'est sans doute parce qu'il a reconnu dans le chef d'orchestre inspiré quelqu'un de la même famille que lui, quelqu'un pour qui l'œuvre n'est jamais fixée à l'avance. L'interprétation est le geste bouleversant d'une naissance toujours nouvelle. L'interprète crée autant que le compositeur, dans le même esprit libre que lui. Il est un intercréateur.