Mots et Mets Les aliments symboles : LE PAIN
par Nathalie DemichelAprès avoir arpenté l'histoire de l'alimentation et de la gastronomie de l'Antiquité à nos jours, et avoir eu un
aperçu de l'évolution de nos assiettes depuis plusieurs siècles, je vous propose d'examiner de plus près certains aliments qui, à divers titres, ont marqué la vie et l'imaginaire de nos sociétés. Ces produits qui nous
apparaissent comme fort simples et que nous utilisons pour la plupart quotidiennement, en oubliant parfois ce qu'ils contiennent d'histoire, de symboles, quelles péripéties ils ont connues, quelles polémiques ils ont
engendrées et quelles aventures ils ont générées. Pour eux l'on s'est battu ou l'on a traversé les mers. Commençons par le plus humble d'entre eux : le pain. Quoi de plus simple que le pain? De la farine, de l'eau,
un peu de sel, du levain et du temps. Cela suffit pour faire naître un des aliments les plus marquants de l'histoire humaine en général, et occidentale, en particulier. Traditionnellement, on fait remonter la
naissance du pain à l'Egypte des pharaons. Les premières représentations de pains se rencontrent sur les tombeaux de l'Ancien Empire, aux environs de 3000 ans avant J.C. Auparavant, depuis au moins 10 000 ans, il
semblerait que l'homme ne consommait que des céréales crues, grillées, bouillies, moulues ou sous forme de galettes, mais pas sous forme de pain qui nécessite une pâte fermentée. La légende veut qu'un paysan égyptien
qui avait fabriqué de la pâte avec l'eau du Nil (particulièrement riche en limons et donc en ferments) l'oublia au soleil; sous l'effet de la chaleur, les ferments s'activèrent et la firent lever. Le premier pain était
né. Le pain tenait une place importante dans l'alimentation égyptienne et pouvait être rond, triangulaire, plat ou conique, comme celui destiné aux offrandes religieuses. Pline l'Ancien parle d'un pain de lotus qui,
mangé chaud, était léger et digeste. La pâte pouvait être enrichie d'oeufs, de graisse ou de miel et devait alors s'approcher d'une brioche. Au total on a comptabilisé une quinzaine de pains différents. C'est sans
doute au contact des égyptiens que les hébreux découvrirent le pain, mais les juifs considéraient le pain levé comme impur, et, par conséquent, indigne des fêtes et des offrandes religieuses. Voilà pourquoi, encore
aujourd'hui, la pain azyme (non levé) est la règle pour la Pâque juive, en souvenir de la sortie d'Egypte. La Grèce antique va perpétuer et perfectionner l'art du pain. Au IIème siècle avant J.C, on compte 72 variétés
de pains et de gâteaux différents dans les boulangeries d'Athènes. L'artos, le pain de blé, était réservé pour les jours de fête. L'habileté des grecs était si appréciée que, lorsque Rome devint puissante, elle fit
appel aux grecs, assistés de gaulois qu'ils avaient formés, pour mettre leurs compétences au profit des gourmets romains. La réputation française en matière de pain vient-elle de cette époque? Le pain romain se présente
le plus souvent sous la forme d'une miche ronde souvent décorée. A Pompéi, où une rue était consacrée aux boulangers, on a retrouvé une fournée abandonnée lors de l'éruption fatale. Sous le règne d'Auguste, vers 30
avant J.C, on compta à Rome 329 boulangeries et un boulanger célèbre en son temps eut droit à un monument funéraire quasi royal. Afin d'éviter les explosions sociales, les autorités romaines distribuaient gratuitement
du pain. En 59 avant J.C, ils étaient 200 000 à en bénéficier. Trois siècles plus tard, ils furent 300 000 et cet usage était si bien installé que l'empereur décréta la transmission héréditaire de la tessera, le jeton
de contrôle que l'on présentait pour avoir du pain. Le pain reste cité alors fréquemment comme un symbole de vie, d'abord comme aliment de base, mais aussi parce que le cycle du grain qui est semé en terre, grandit et
s'épanouit en suivant les saisons était rapproché du cycle de la vie humaine. Cette image de mort et de renaissance fut plus d'une fois utilisée par des auteurs en mal de comparaisons. Avec le christianisme le pain va
recouvrir une dimension symbolique encore plus forte. Les Evangiles sont pleines d'allusions au pain. Bethléem en araméen signifie la maison du pain. Dans les paraboles du Christ il en est souvent question et il
multiplia les pains pour nourrir la foule qui l'avait suivi après la mort de Saint-Jean Baptiste. Mais ce fut à l'origine d'un malentendu sur le sens même qu'il donnait au mot. Lorsqu'il dit "Moi, je suis le pain
de vie; celui qui vient vers moi n'aura pas faim, et celui qui croit en moi n'aura jamais soif", il ne s'agit pas ici de nourriture terrestre, mais bien de quelque chose de spirituel. Le plus simple des aliments va
trouver une dimension sacrée avec la Cène où le Christ institue l'eucharistie et identifie le pain à son propre corps : "Tandis qu'ils mangeaient; Jésus ayant pris du pain et dit la bénédiction, le rompit et le donnant
aux disciples, il dit : Prenez, mangez, ceci est mon corps." Le vin et l'huile, nécessaires eux aussi à la célébration de la messe et des sacrements connaîtront un sort similaire, mais dans une moindre mesure. La
dimension donnée au pain par les écrivains chrétiens des premiers siècles de la nouvelle ère est très présente. Saint Augustin, par exemple, comparait avec force détails la fabrication du pain à la formation du nouveau
chrétien. Des ces origines religieuses, restent sans doute beaucoup d'usages et de superstitions autour du pain, qui, bien que perdues aujourd'hui, ont été longtemps en vigueur, notamment dans les campagnes (le signe de
croix fait sur le pain avant de l'entamer, le souci de ne pas poser le pain à l'envers, la nécessité de baiser le pain que l'on a tombé, etc...). Au Moyen-Age, pour faire leur pain, les paysans ont l'obligation
d'utiliser les moulins et les fours des seigneurs et de s'acquitter d'un impôt. Le meunier est alors détesté car il a la réputation de vouloir tromper son client en lui rendant une mauvaise farine. Il y a des pains de
riches et des pains de pauvres. En schématisant, on peut dire que les premiers, véritables produits de luxe, sont les pains blancs faits de froment, alors que les seconds sont noirs, faits à partir de seigle ou d'autres
céréales comme l'épeautre. Dans les périodes de disette, les pains de famine apparaissent; constitués de toutes sortes d'ingrédients, mais fort peu de farine, ils représentent la misère la plus désespérante. De la
paille, de l'argile, des herbes pilées, des écorces broyées, de la farine de glands, des racines, tout a servi à ces nourritures qui n'avaient de pain que le nom. Le manque de pain est d'autant plus intolérable qu'il
est la base, voire l'essentiel de l'alimentation populaire. Manquer de pain, c'est manquer de tout. On a estimé la consommation populaire de pain à 800 grammes par jour, avec des pointes à trois livres. Le pain était
trop important pour ne pas voir sa fabrication réglementée. Ainsi, elle est placée sous l'autorité du roi. C'est en son nom que le Grand Prévôt de Paris est chargé d'organiser la profession de ceux que l'on appelait les
talmeliers, les boulangers. Le patron boulanger doit passer un brevet de maîtrise pour pouvoir tenir fournil et boutique. Ce brevet est acquis au terme de la réalisation d'un chef-d'oeuvre. Dès le XIIIème siècle
l'éventail de pains proposé est large (plus de 30), pain de brode, de chailly, ou pain de gonesse, le plus recherché de tous pour sa finesse. Dans l'ensemble les usages en matière de pain bougèrent peu pendant plusieurs
siècles. A la Révolution le pain cristallisa autour de lui toutes les fureurs. L'agriculture archaïque et les moyens de transports insuffisants créaient beaucoup de problèmes d'approvisionnement. Les régions riches en
grains les stockaient renforçant la pénurie et la montée des prix. En 1787, le gouvernement libéralise l'exportation des céréales et aggrave la situation, qui empira à la suite de la mauvaise moisson de 1788. Le pain
est très cher, en juillet 1789 il vaut 4 sous la livre à Paris et 8 sous en Province, alors qu'il faut pour nourrir correctement un ouvrier, un cours du pain inférieur à 2 sous la livre. Les spéculateurs amplifient
encore les problèmes. La colère de la population contre la situation va s'exprimer lors des émeutes de la faim au printemps 1789. La Bastille fut prise car on croyait qu'elle contenait du blé. Le 5 octobre, on marcha
sur Versailles pour ramener "le Boulanger, la Boulangère et le Petit Mitron". Bien sûr, le seul manque de pain n'est pas l'unique raison de la Révolution française, mais à l'évidence, il exacerba la colère de la
population et mit le feu aux poudres. Tout homme convaincu d'avoir détourné un chariot de blé était passible de mort. La Convention interdit la vente de pains blancs, confisqua les tamis et institua le pain-égalité.
C'était un nouveau pain pour une nouvelle société. Lors de circonstances exceptionnelles, comme pendant les guerres, on retrouve alors le spectre du pain rare. En 1940, la ration quotidienne de pain est fixée à une
livre par personne, elle tomba à 300 grammes, puis à 175 grammes. Ce pain grisâtre fait de farine complète de blé, de fèves, de riz, de maïs d'orge ou de pomme de terre avait un goût de carton. On n'est pas si éloigné
symboliquement des pains de disette médiévaux. De là, sans doute, naîtra le rêve de pain blanc de l'après-guerre. Manger du pain blanc c'était comme une preuve du retour à la normale, et même plus, un signe de
l'amélioration des conditions de vie. Manger du pain blanc c'était se croire un peu riche. Il est d'ailleurs à noter que cet élan vers le pain blanc a tiédi ces dernières années, d'une part, devant la baisse de qualité
et donc de goût du pain standard, et d'autre part, par volonté de se démarquer de ce qui est devenu banal. Ainsi, le pain blanc, symbole de distinction sociale pendant des siècles, est-il devenu commun au point que les
catégories plus aisées se tournent vers d'autres pains, plus noirs ceux-ci. Comme un renversement des snobismes en somme. Le langage a gardé l'empreinte de l'importance symbolique qu'a revêtu le pain pendant
longtemps. Nombre d'expressions en sont la preuve : long comme un jour sans pain, bon comme le pain, ôter le pain de la bouche, avoir du pain sur la planche, etc... Mais s'il n'est n'est pas encore dans l'inconscient
collectif un aliment ordinaire, il est bien moins présent sur nos tables. En moyenne, la consommation quotidienne française n'excède pas les 160 grammes.
On gagne de moins en moins son pain, et de plus en plus son bifteck...
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