Klaus Mann,
entre littérature et politique.

Par Christian Soleil

Il est né d'une montagne magique. La stature de son père, Thomas, l'écrase dès avant sa naissance. Toute sa vie il se débat pour imposer son prénom, pour se construire une identité, pour exister enfin dans l'ombre imposante du Prix Nobel de littérature. Fils aîné de la famille, Klaus Mann naît en 1906 à Munich. Son enfance et son adolescence s'écoulent comme un ruisseau dévale des pentes alpines. C'est une période dorée, qui bruisse des nombreuses relations intellectuelles de son père. Adolescent agité, il ne brille pas vraiment en classe.
Il préfère faire les quatre cents coups avec sa sœur aînée, Erika, à qui il voue toute sa vie une affection passionnée et même un peu trouble. Il se déclare lui-même  "condamné à la littérature". Il se fiance avec Pamela Wedekind, la fille de l'écrivain, fait à dix-huit ans ses premières armes comme critique dramatique dans un journal berlinois, publie en 1925 sa première comédie, Anja et Esther, un recueil de nouvelles, Vor dem Leben, et la Danse pieuse en 1926. La forte coloration homosexuelle de ce premier roman ne laisse aucun doute sur les tendances profondes, puis affichées, du jeune auteur. La Danse pieuse fera scandale. Klaus voyage. La même année, à Paris, il entre en contact avec Gide, Cocteau et Crevel. Il devient l'ami de ce dernier. En 1927 et 1928, il part avec Erika aux Etats-Unis. Son voyage se prolonge en Corée et jusqu'en Sibérie.

Klaus Mann contredit l'image du jeune homme facile et décadent que certains peuvent avoir de lui. Il prend très vite, et avec une extraordinaire acuité, la mesure du danger qui menace son pays.
Il mobilise en Europe l'opposition intellectuelle au nazisme en compagnie de Gide, d'Aldous Huxley et de son propre oncle, Heinrich Mann. Jusque-là, Klaus Mann était plutôt fasciné par l'esthétisme fin de siècle, par le raffinement artistique qui lui est inhérent. Dans les essais qu'il a écrits de 1930 à 1933, la figure de l'artiste apparaît le plus souvent, selon la formule qu'il emploie à propos de Gottfried Benn, comme un "Moi radicalement solitaire, dans un isolement tragique". Tout engagement politique lui semblait exclu. En tant que citoyen, l'écrivain pouvait, certes, avoir des idées politiques, mais sa "passion créatrice" devait disposer d'un espace autonome. Ce qu'admire Klaus Mann en Cocteau, c'est précisément le "fanatique de la forme pure", l'héritier authentique de l'esthétisme, celui qui oriente toute son activité sur sa position même d'artiste. Dès cette période pourtant, la figure de Gide s'impose également à lui comme représentative d'une évolution de l'esthète au moraliste, comme l'exemple d'un chemin possible en direction d'une "critique sociale" et d'une "responsabilité politique".

En 1930 déjà il exprime, du point de vue d'un humanisme de gauche, ses "doutes" à l'égard des orientations de Benn. Alors que Benn loue l'œuvre de jeunesse de Heinrich Mann en ne voyant en elle que "l'artiste", la réussite littéraire de son oncle lui semble être d'avoir pu lier, dans la continuité de son développement d'écrivain, une exaltation de la "beauté" à un "activisme" social. En 1933, son père Thomas s'exile en France, puis en Suisse. Klaus, lui, part pour les Pays-Bas et dirige à Amsterdam une revue culturelle antifasciste ouverte aux émigrés. Déchu de la nationalité allemande en 1934, il publie successivement Fuite au Nord (1934), Symphonie pathétique (une vie romancée de Tchaïkovski) en 1935 et Méphisto en 1936 à Amsterdam, roman de combat contre les intellectuels allemands qui se sont accommodés du nazisme. Il apparaît avec le recul que l'avènement du Troisième Reich permet à Klaus Mann de dépasser ses exigences contradictoires. Fuite au Nord prend appui sur la simulation d'une situation de décision : après s'être enfui d'Allemagne, son personnage principal, Johanna, opte pour la résistance antifasciste. Mais comment agir ? Le cadre du roman est celui d'un monde bourgeois qui a hérité du conservatisme et de la "décadence" de la fin du XIXe siècle. Klaus Mann met à l'épreuve ce monde bourgeois dans sa capacité à s'opposer au fascisme. D'un côté, le mélancolique et neurasthénique Ragnar. De l'autre, le blond et naïf Jens. Cette constellation symbolique rappelle l'opposition établie par Thomas Mann entre l'art et la vie dans ses premières nouvelles, notamment dans Tonio Kröger, mais elle prend ici une dimension différente : elle représente les deux pôles que sont la civilisation et la barbarie. En choisissant le fascisme, Jens révèle les affinités entre la violence et le culte purement esthétique de la Beauté.

L'antifascisme de Ragnar indique une conciliation possible de l'esthétisme et de l'éthique. Malheureusement, une "tristesse devenue inguérissable" empêche Ragnar de passer à l'action. C'est pourquoi Johanna, dans cet univers artificiel du Nord, trouve une aide morale, mais pas l'espace concret qui favoriserait un engagement politique effectif. Ce n'est pas un hasard si l'un des premiers à définir le rôle de l'écrivain émigré fut Klaus Mann : il tente de surmonter un dilemme personnel dont il aperçoit lucidement les conséquences néfastes, et qui est celui de l'artiste ne voulant plus être enfermé dans l'art, mais en prise directe sur la marche de son temps.

Quand le quotidien des émigrés allemands en France, le Pariser Tageblatt, lance en 1934 une enquête sur la "mission du poète", il encourage les écrivains à s'engager contre le fascisme "en tant qu'artistes et citoyens". Son plaidoyer pour une littérature militante s'explique sans doute par son amitié pour René Crevel, par son admiration pour l'œuvre d'André Gide et pour celle de son oncle Heinrich. Comme Gide et Heinrich Mann, Klaus Mann participe, en 1935, à Paris, au Congrès international pour la défense de la culture. Mais, au-delà de ce genre d'interventions publiques, ses choix mettent en cause son intimité profonde. Le romancier qu'il veut être continue de se colleter avec le problème d'une critique de l'artiste. En 1935 paraît Symphonie pathétique, articulé sur le personnage du compositeur Tchaïkovski. Celui-ci, incarnation de l'artiste dans le monde de la bourgeoisie du XIXe siècle, est en porte-à-faux par rapport au développement en cours d'une société capitaliste. Ses souffrances, sa solitude, ses aspirations à l'Amour et à la Beauté, son attirance secrète pour la mort apparaissent bientôt comme les symptômes de son aliénation.

L'artiste Tchaïkovski est un moraliste, mais c'est "un être complètement étranger à la politique" qui perçoit le monde social exclusivement comme "phénomène esthétique". Il débouche donc nécessairement sur une impasse. Toutefois celle-ci est-elle compréhensible : l'époque, dans ses "contradictions, échecs et triomphes", n'offre encore historiquement d'autre possibilité, selon Klaus Mann, que dans une "autocritique". Le comportement de Tchaïkovski n'est plus transposable un demi-siècle plus tard, à moins d'en accepter l'anachronisme. Rédigé entre décembre 1935 et mai 1936, le roman Méphisto aborde de nouveau le thème de l'artiste, cette fois à travers l'histoire d'une trahison : le pacte avec le diable que signe l'artiste avec le pouvoir. En l'occurrence, le pacte d'un comédien avec le Troisième Reich. Heinrich Höfgen s'abaisse jusqu'à devenir un "clown pour la distraction des assassins". La satire concerne Gustaf Gründgens, l'ancien mari de sa soeur Erika et son propre ami, mais plus généralement des personnalités comme Gottfried Benn, Gerhart Hauptmann, Richard Strauss, qui ont collaboré avec le Troisième Reich. Klaus Mann veut aussi montrer que "jouer la comédie" est en soi, dans sa forme négative, le modèle de l'exercice fasciste du pouvoir. Le pacte signé par Höfgen est un pacte entre comédiens. C'est la dénonciation du fascisme dans ses affinités avec le "théâtral".

Les dirigeants nazis, à leur manière, sont de plain-pied avec le jeu du comédien quand celui-ci tient à se placer en dehors du fonctionnement normal de la société. Dans Méphisto, le centre de la société devient hors-normes. Ce sont le théâtre et le jeu théâtral qui caractérisent le monde fasciste des bas-fonds en quoi s'est transformée la société bourgeoise dans son ensemble. Naturalisé Tchèque, Klaus Mann s'installe aux Etats-Unis en 1936 et reprend inlassablement ses activités de conférencier, discourant sur les périls de l'hitlérisme. En 1939 paraît le Volcan, chronique plus ou moins romancée de l'émigration allemande aux quatre coins du monde. Ecrit entre 1936 et 1939 en Europe et aux Etats-Unis, au cours de ses voyages entre les deux continents, durant de brefs séjours dans la maison de ses parents à Zurich, ou dans des hôtels de Davos, Paris, Amsterdam, New York, ce livre combine le montage d'une réalité vécue à une invention poétique audacieuse.

Le lecteur est entraîné à Prague, Zurich, Paris et New York. Klaus Mann lui présente, sous divers personnages auxquels il donne d'autres noms, des intellectuels réels qui s'appellent René Crevel, Gustav Regler ou Wolfgang Helmert, lequel se suicide en 1936 à Paris tout comme Crevel l'année précédente, ou encore l'écrivain et médecin Martin Gumpert, ami d'Erika. La fable de ce roman à clés, de caractère fortement autobiographique, est organisée autour d'un couple de jeunes artistes homosexuels. Les personnages sont les porte-parole des courants artistiques et idéologiques de l'époque: du surréalisme, de l'humanisme libéral et catholique, de l'esthétisme, de l'antifascisme idéaliste et militant. Klaus Mann se livre à une formidable et singulière psychologie de l'exil. Le temps qui passe n'est plus un temps historique mais une espèce de durée vide. L'espoir et le désespoir viennent le combler comme ils peuvent. C'est la résistance passive, impuissante d'hommes et de femmes, citoyens de nulle part, troublés parfois d'étaler leur désaccord avec leur propre pays aux yeux des habitants des nations qui les reçoivent. Ce sont des intellectuels qui ratiocinent sans fin sur l'avenir d'une Allemagne qui leur échappe, obligés de se reconvertir dans des métiers manuels, ce qui ne les empêche pas d'être refusés de toute part à cause de leurs diplômes encombrants. Paru en 1939 à Amsterdam, le Volcan est passé inaperçu. Ensuite arrive la guerre à laquelle Klaus Mann participe dans l'armée américaine, affecté à une unité d'information et de propagande.

Homosexuel, exilé, souffrant d'un syndrome dépressif que la fougue de son engagement intellectuel ne parvient pas à compenser, il fait paraître en 1942 à New York, une autobiographie en anglais, The Turning Point (Le Tournant); il la reprendra en allemand quelques années plus tard. Il est aussi l'auteur d'un excellent essai, André Gide et la crise de la pensée européenne (1943). Naturalisé américain fin 1943, il fait donc la guerre en Italie. C'est ainsi qu'il rentre au printemps 1945 en Allemagne, retrouve à Munich la maison, endommagée, où il avait vécu avec ses parents. Il se propose, en tant que journaliste, de participer à la rééducation des allemands. Il s'aperçoit alors, triste et dégoûté, que les écrivains qui ont choisi l'exil sont méconnus dans leur pays, et presque sans avenir. En proie à de graves difficultés matérielles, désespéré par le suicide de son ami Stefan Zweig, sentant sa sœur Erika s'éloigner de lui, Klaus a de plus en plus recours à des drogues. Déçu, il retourne aux Etats-Unis pour y vivre avec la nationalité américaine mais en apatride au beau milieu des continents, des idéologies, des systèmes politiques. A cette époque, ses livres sont refusés par les éditeurs de la République fédérale d'Allemagne.

Il faudra attendre les années 1970 et 1980 pour qu'ils soient de nouveau réimprimés ou publiés. Il sera alors reconnu non plus simplement comme le fils aîné de Thomas Mann, mais comme l'un des écrivains originaux de sa génération. Trop tard, hélas, pour qu'il en profite. La force de vivre lui manque bientôt. Il se suicide à Cannes le 21 mai 1949. Un mois et demi plus tard, Thomas Mann écrit à Hermann Hesse : "Mes rapports avec lui étaient difficiles et point exempts d'un sentiment de culpabilité puisque mon existence projetait par avance une ombre sur la sienne [...]. Il travaillait trop vite et trop facilement." Peut-être. Il n'en reste pas moins que l'œuvre de Klaus Mann, parce qu'il s'inscrit dans son époque et dans le même temps la dépasse et la transcende, parce qu'il témoigne de l'engagement d'un homme tout entier, avec son cœur, son esprit et son sexe, parce qu'il remplace finalement l'homme qui s'efface et s'anéantit devant lui, il n'en reste pas moins que cet œuvre singulier, attachant et combatif témoigne d'une magnifique force intellectuelle, de celles qui changent le monde. "A la question : le poète peut-il changer le monde ? écrit Klaus en 1930, je réponds par un triple oui. Il dispose de la puissance et de la splendeur du Verbe ; jusqu'à présent, le Verbe a toujours remporté la victoire sur la force."