La tonsure et la chère
par Nathalie Demichel Le Moyen-Age a connu une véritable floraison monastique. Au XIIème siècle, la France compte 19 abbayes, à la fin du XIII ème siècle, il y en a
700. Certaines regroupant plusieurs centaines de moines (400 à Cluny au XIIème siècle). A l'intérieur de la clôture, les jours et les nuits se succèdent selon un schéma très organisé : travail,
méditation, sommeil, prières, offices se plient à la Règle de l'ordre concerné. L'alimentation n'échappe bien évidemment pas cette Règle. Rien n'est laissé au hasard, de l'heure des repas
à leur contenu, de l'approvisionnement à la préparation. D'une part, parce qu'un monastère est une collectivité et qu'elle se doit d'être organisée pour
bien fonctionner, d'autre part, parce que la nourriture est sujet sensible, puisque touchant à la santé, au plaisir, à la tentation... La Règle de Saint-Benoît constitue un véritable code du bien vivre à table. Il y est
mentionné des principes de base tels que le silence, la propreté, l'ordre, la ponctualité. La vie des moines à table est scandée par le calendrier religieux.
Jours ordinaires, jours de jeûne, jours de fête correspondant tous à des interdictions ou à des restrictions alimentaires qui influencent grandement les menus.
Le repas principal et ordinaire, pris, au XIème siècle, vers midi se compose de deux plats cuits (un de légumineuses, un de légumes), un plat de légumes
frais ou de fruits, une livre de pain, une hémine de vin. Plus, selon les jours, une pitance de fromage et d'œufs (lundi, mercredi, vendredi) ou une générale
d'œufs (mardi, samedi) ou de poissons (jeudi, dimanche). La pitance est partagée entrée deux moines, la générale est pour un moine. A certaines
périodes, il y a un second repas le soir très frugal (pain, vin, gâteaux). Pendant le jeûne, le seul repas est à nonne (vers 15h). A observer le détail des menus, on s'aperçoit immédiatement de l'importance
du pain et des légumes. Le pain est même l'élément essentiel de l'alimentation des moines, il apporte environ 90% des calories. La Règle de St Benoît fixait
à 439 grammes par jour la ration de chaque moine, mais celle-ci fluctuait selon le travail fourni et les abbayes. A Saint-Gall, la boulangerie pouvait cuire
un millier de pains par jour. Les légumes constituent le second pilier de l'alimentation au quotidien et chaque monastère possède son jardin divisé
selon sa fonction en plusieurs secteurs : les simples (plantes médicinales), le potager, le verger, et le jardin bouquetier (fournissant les fleurs). Potages,
salades (souvent avec fleurs et herbes) et bouillies de céréales forment l'essentiel des plats servis. Ajoutons à cela que des restrictions s'imposent
durant les 160 jours de jeûne par an (le mercredi, le vendredi, le samedi, l'Avent, Carême, les vigiles des fêtes et le jeûne des quatre-temps établi les 3
premiers jours des quatre saisons). On mange alors maigre. Le principe est que viande, lait, beurre, œufs soient bannis de la table. La viande inspire
d'ailleurs des pratiques variables selon les époques et les monastères. Mais, la Règle de Saint-Benoît interdit sa consommation (sauf pour les malades) car
elle attise les passions, excite les sens et coûte cher. Ce principe est respecté jusqu'au XIIème siècle, après lequel des périodes de relâchement et de
reprise en main ont alterné. Le bœuf n'est pas très prisé, on lui préfère le veau. Et si les moines chassent rarement, ils élèvent lièvres, pigeons et gibier
d'eau. La viande des oiseaux est d'ailleurs considérée comme maigre car ils ne sont pas des quadrupèdes et ont été créés le cinquième jour comme les
poissons dont ils se nourrissent souvent - subtilités de la doctrine... En l'absence de viande, le poisson est un aliment important. Au menu figurent les
poissons d'eau douce (carpe, truite, tanche, perche, brochet, barbeau, ablette, gardon, alose...) pêchés ou élevés dans des viviers, et les poissons
d'eau de mer (hareng, lamproie, mulet, morue, sardine, grondin, baleine, cachalot...). Les œufs disparaissent des tables pendant les 40 jours de Carême pour réapparaître à Pâques. C'est un aliment de base très simple,
mais pour lequel il existe de multiples recettes de préparation (frits, rôtis, farcis, brouillés). Les monastères ont du bétail, dont il faut bien utiliser et
conserver le lait. La consommation de fromage est importante (elle varie de 70 à 110 grammes par jour et par moine, selon les ordres et les époques). De nombreux fromages ont été marqués par leur origine religieuse : le
Saint-Nectaire, le Pont-l'Evêque, la tête de moine, le munster (= monastère)... Les fruits sont servis crus en entrée, cuits ou confits après les
deux plats principaux. Ils sont parfois remplacés par des fruits secs. Les pâtisseries adoucissent la vie austère et sont souvent associées à une fête
comme peuvent l'être la galette ou les crêpes qui utilisent les œufs et le lait avant que Carême les interdise. Cependant, si les moines ont été abondamment raillés sur leur réputation de
fines gueules, c'est qu'il y a quelque vérité à le dire. Car, même dans les ordres les plus durs, comme les trappistes, il y a une attention portée à
l'alimentation et une volonté de briser la monotonie dans ce domaine. Les cuisiniers déploient des trésors d'ingéniosité, multiplient les recettes pour
servir une cuisine somme toute raffinée. Et puis, les jours de fête compensent les jours maigres. Au début du Moyen-âge, les moines festoient 156 jours par
an à l'abbaye de Citeaux. De plus, les abbayes disposaient de produits de grande qualité et en quantité suffisante, ce qui était absolument nécessaire
pour remplir leurs fonctions. En effet, les abbayes ne sont pas simples résidences des moines. Elles servent d'écoles pour les enfants, d'hôpitaux
pour les malades, de haltes aux pèlerins, de mouroirs aux vieillards. Elles reçoivent, de temps en temps, des délégations d'hommes importants qu'il faut
bien recevoir avec honneur. Ainsi, un évêque ne se déplace-t-il pas sans une escorte de 30 chevaux.  L'intendance est donc très organisée et hiérarchisée. Le coquinarius avait fort à faire. Songez-donc : la cuisine de Fontevrault au XIIème siècle pouvait
nourrir tous les jours 500 personnes. Les monastères vivent en quasi-autarcie. Non seulement, ils produisent tout ce dont ils ont besoin, mais ils le font mieux que personne, car, au fil du temps, les religieux
ont amélioré considérablement les techniques de culture, d'élevage, ainsi que la vigne, les fromages ou l'apiculture. Les greffes d'arbres fruitiers, la pisciculture et la fécondation artificielle des poissons
d'eau douce étaient pratiquées. Les moines ont récupéré le savoir romain dans bien des matières, ils l'ont transmis en l'enrichissant de leur propre savoir. Il est vrai qu'au cœur des
premiers siècles particulièrement troublés du Moyen-Age, l'Eglise était la seule institution qui disposait de suffisamment de stabilité, de temps et
d'hommes instruits pour mener à bien ces améliorations. D'ailleurs, les techniques et les tours de main s'échangeaient lors des chapitres généraux,
ces réunions rassemblant des moines de toute l'Europe. Une Internationale des gourmets en quelque sorte... Pour en savoir plus
: La cuisine des monastères - Marc Meneau et Annie Caen - Editions de la MartinièreIll.: 1)Un chapiteau de Cluny – Première moitié du XIIe siècle 2) Abbaye de Fontevrault – Milieu du XIIe
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