Tête-à-tête et regards croisés. Par Claude-Hubert Tatot
D'un coin de la pièce, une table surgit du mur. Sur la nappe blanche brodée d'initiales et aux plis réguliers est posé un miroir et sur ce miroir un tête-à-tête. La très grande
cafetière et les deux tasses assorties sont également en miroir. Seules les soucoupes sont en porcelaine blanche. Des figures fragmentées sont gravées sur la panse des tasses et peintes couleur chair sur le marli
des soucoupes. Trois éventails géants accrochés au mur ou portés par des ossatures métalliques oscillent lentement sur leurs axes, occupent l'espace, déplacent l'air et frôlent le spectateur.
Tête-à-tête corps à corps et brassages d'idées sont au menu. Plutôt que de faire table rase de l'art du passé, Agnès Pétri reprend, transpose, déplace et
intègre dans son travail mythes et motifs iconographiques anciens. Invitée pour la quatrième édition de la série regard, elle dresse un dispositif en résonance
avec la Décollation de Saint Jean-Baptiste de Juan de Flandes (1496) des collections du Musée d'Art et d'Histoire de Genève. Depuis trois ans que
cette proposition lui à été faite et qu'elle a choisi ce tableau, Agnès Pétri a entre autres répondu à l'invitation du Frac Rhône-Alpes pour créer une œuvre
pour la tour Pougnon de Die et a exposé au Centre d'art de Saint-Fons. Dans l'une et l'autre de ces expositions le tête-à-tête que l'on retrouve à Genève
était montré. Il serait stupide de résumer sa présence ici à un jeu de mot, même servi sur un plateau. Ce tête-à-tête, comme la décollation du Baptiste
entrent dans les recherches d'Agnès Pétri dont les préoccupations ont trait au corps, aux rapports entre l'homme et l'animal, au thème de la vanité, à la
tension entre l'amour et la mort et à l'actualisation d'une iconographie classique. Les fragments gravés sur le renflement des tasses et peints sur les
soucoupes ne sont autres que des dessins érotiques illustrant les amours des dieux repris d'un manuscrit conservé à la bibliothèque du British Muséum. Il
revient au spectateur de recomposer les figures dans la surface réfléchissante, d'assembler les morceaux de ce puzzle anamorphique.  Ces couples qui se font et se défont au gré du point de vue du spectateur renvoient aux alliances deux à deux qui se forment tout au long de l'histoire de Saint Jean. Hérode et
Hérodiade, sont accusés d'inceste par le Baptiste. Hérodiade et Salomé, la mère et la fille, sont unies dans la vengeance. Hérode est séduit par Salomé, ébloui par la danse des sept voiles, il lui promet ce qu'elle veut
et elle obtient ainsi la tête du Saint. Dans cette intrigue, les jeux entre deux garantissent l'exécution de ce coup monté dont la faiblesse, la vengeance, la
séduction, l'érotisme et finalement la mort sont les moteurs. Chacun des épisodes, la liaison entre Hérode et Hérodiade, la danse de séduction de Salomé comme la décollation du Saint touche au corps. La table est aussi
celle du festin où dansa Salomé. Quant aux éventails, qui portent la face du Saint, reprise du tableau de Juan de Flandes, ils ont le tranchant du couperet
et les mouvements ondulants de la danse. Agnès Pétri leur donne une dimension imposante, les répartit dans l'espace de sorte qu'ils masquent ou
dévoilent au rythme de leur déploiement le tête-à-tête posé sur la table. La tête de Saint Jean, fantomatique, trois fois reproduite et déformée par les
pliures flotte dans l'espace. Il faut remonter le courant de l'histoire et s'avancer dans la pièce, se laisser frôler par les éventails, mettre son corps et sa
perception à l'épreuve, s'approcher de la table, regarder le ventre des tasses, superposer le reflet des images peintes aux traits gravés pour comprendre
comment on en est arrivé là et d'où tout est parti. Par approches successives en un va et vient du tableau de Juan de Flandes à l'installation d'Agnès Pétri le
regard s'enrichit et se charge. Le dialogue entre les temps se noue et laisse apparaître dans le reflet des miroirs les passions ordinaires de tous ceux qui ne sont pas des saints. Regard IV, Agnès Pétri, D'après la décollation de saint Jean Baptiste de Juan de Flandes Musée d'Art et d'Histoire de Genève, 2 rue Charles-Galland, ch. 1206 Genève.
Du 24 octobre au 7 janvier 2001.
- Regard IV/ Agnès Petri: Esquisse pour l'installation La décollation de saint Jean Baptiste, 2000 ©DR - Regard IV/ Agnès Petri : D'après
La décollation de saint Jean-Baptiste de Juan de Flandes (1496) ©DR |