Roger Peyrefitte: la mort d'un esthète

Par Christian Soleil

Roger Peyrefitte est mort. Quelques articles dans la presse, et voilà balayée la mémoire d'un homme qui pourtant marqua son époque. Mais le temps souffle sur les cendres qu'il disperse, celles des grands volcans d'Italie, du Vésuve à l'Etna, comme celles des amoureux de la langue française. Roger Peyrefitte était un puriste du mot exact, de l'étymologie respectée. Lui si peu pur et si peu respectueux, pourtant, des choses respectables... Il entra très jeune dans un monde qui n'était pas le sien. Il fit tout pour intégrer ce monde, pour lui appartenir. Et pourtant, il resta jusqu'au bout lui-même, ou plutôt : l'image de lui-même qui avait construite pour se préserver. Provocant, toujours, avec excès et parfois maladresse. Sarcastique souvent. Perfide quelquefois. Il sut se faire haïr mais ne laissa jamais indifférent. L'homme profond, cependant, se situait aux antipodes du personnage public qu'il s'était construit : chaleureux, simple, discret, presque timide, mais aussi accueillant, prévenant, attentif à l'autre. Où était le vrai Peyrefitte ? Enfermé à double tour, sans doute, depuis ces douloureuses années de l'adolescence où un tourment secret l'avait saisi pour ne plus le lâcher. Alors il lui fallut jouer, jouer sa vie, jouer de sa vie, jouer avec sa vie, des décennies durant.

Comme le scorpion, un "animal perfide qui pique avec sa queue", Roger Peyrefitte s'était recroquevillé sur lui-même et avait sorti ses griffes. Virevoltant, clown et ballerine à la fois, sans doute évoque-t-il un personnage de cirque. Sous le masque qu'il s'était forgé, les lecteurs inattentifs d'aujourd'hui ne sauront plus voir l'humain, le sensible, le fragile, l'esthète, celui qui conjugua le verbe aimer à tous les temps et qui, dans la plupart de ses livres, au-delà des modes, des effets de manches et des contingences de l'actualité, ne parla guère d'autre chose que d'amour. Il suffirait pour s'en convaincre de gratter un peu, d'aller voir derrière les brillances d'un style un brin "siècle des Lumières", ce qui se trame dans les tréfonds. Mais notre époque est peu soucieuse des profondeurs. On en reste à ce qui luit, devant quoi l'on s'extasie ou l'on se plaint. Un tel talent, une telle érudition, est-ce bien utile, nécessaire, rentable ? J'ai découvert Roger Peyrefitte encore enfant, à la fin des années 1970. Je n'avais pas quinze ans.

Le hasard de mes pérégrinations me mena un mercredi après-midi, au plein milieu d'un mois de juillet étouffant, caniculaire et qui semblait sans fin, chez un libraire que je fréquentais assidûment. On y dénichait de vieux livres écornés et qui sentaient la poussière, des volumes surgis quelques jours avant du cœur d'un stock qui comportait autant de mystères que les profondeurs de l'océan. C'était un livre aux couleurs fades, d'une édition de poche qui avait disparu depuis au moins dix ans. Il avait le charme de quelqu'un qui vous attend avec la patience assurée de celui qui ne doute pas. Il s'intitulait Du Vésuve à l'Etna. Ce fut mon premier voyage en Italie. Je le fis depuis mon lit, le soir-même, vaisseau fantastique avec lequel j'avais déjà effectué plusieurs fois le tour du monde. Dans la foulée, j'achetai, les jours suivants, les autres romans de Roger Peyrefitte parus en poche. Je pénétrai dans un monde de grâce exquise, où les corps semblaient aussi libres que les esprits, où le temps lui-même s'abolissait puisqu'on passait aussi vite d'un siècle à l'autre que de Paris à Florence et de Florence à Athènes.

 La liberté, le jeu des rencontres, le goût des voyages et une remarquable érudition composaient les principales caractéristiques d'un univers dans lequel j'allais baigner pendant une décennie. Sur mon chevet, dans ma bibliothèque bleue, les volumes de Peyrefitte côtoyaient ceux de Sagan, de Yourcenar, de Cocteau, de Patricia Hisghsmith ou de William Irish. Il y était souvent question de solitude. La mienne était pour le moins accompagnée. C'est en 1983 qu'un ami, qui s'appelait Stéphane, m'offrit pour mon anniversaire la trilogie de la biographie d'Alexandre le Grand, l'une des œuvres majeures des dernières années de l'illustre écrivain. Avec les fameuse Amitiés particulières, sans doute est-ce là l'un de ses ouvrages les plus aboutis, un de ceux en tout cas dont le souffle dépasse leur époque et qui resteront parmi les œuvres marquantes des années 80. Bien entendu, il ne s'agit pas d'un livre dans son époque. Le style de Peyrefitte, comme à son habitude, reste ici intemporel, nettement classique, et encore une fois beaucoup plus dans la lignée de ses modèles du XVIIIe siècle que proche d'un Hervé Guibert, dont les thèmes, pourtant proches, s'expriment avec une autre grâce, un autre esthétisme. Quand Peyrefitte le pudique se voile derrière le style, Guibert l'impudique développe une écriture qui colle à la réalité, à la manière d'un compte-rendu journalistique, une dépêche AFP de ses émotions. C'est à cette époque que j'ai adressé à Roger Peyrefitte ma première lettre. Admirative, comme il se doit. Sa réponse ne se fit pas attendre, sous la forme d'une carte de visite couverte d'une encre bleue à peine lisible. J'ignorais alors qu'elle marquait le début d'une relation épistolaire qui allait durer pendant de longues années. Au début, je guettais dans la boîte aux lettres les petites enveloppes blanches sur lesquelles mon nom et mon adresse avaient été tracés à la hâte. Puis je m'habituai, et nos échanges s'approfondirent. Je parlais surtout à l'écrivain de ses livres, de mes autres lectures, et de mes premières tentatives littéraires, puis de mes premiers succès. Je lui adressais systématiquement mon dernier livre paru. Il me répondait systématiquement par des mots d'encouragement.

Un jour qu'un revue parisienne publiait un dossier sur les courriers reçus par les écrivains, Roger Peyrefitte, interrogé parmi des dizaines d'autres, évoquait les plus belles lettres de lecteurs reçues au cours de sa carrière. Le magazine avait demandé à chacun de sélectionner la plue belle lettre de leur collection. Quelle ne fut pas ma surprise de retrouver, publiée en pleine page, la première missive que je lui avait adressée ! C'est au milieu des années 1980 que j'eus l'occasion d'être reçu chez lui, avenue du Maréchal Maunoury, dans un appartement à la décoration baroque et lourde. J'avais sollicité un entretien dans le cadre d'un article que je préparais sur son œuvre pour une revue littéraire à laquelle je collaborais alors. Il avait accepté sans condition. Il fut charmant, drôle, vif, plein d'humour et d'une jeunesse incroyable. Il me servit lui-même du thé avant de me laisser partir, me conseilla de faire attention sur la route, et me raccompagna jusqu'à la porte, l'œil pétillant. Je devais le rencontrer à plusieurs reprises à la fin des années 80 dans des cocktails très parisiens où des activités journalistiques ou littéraires me conduisaient.

Il venait immanquablement me saluer si je n'avais pas osé le déranger en charmante compagnie, et me demandait des nouvelles de mon prochain livre, ou de ma vie professionnelle ou personnelle. Nous échangions quelques mots autour d'une coupe de champagne, et nos chemins s'éloignaient de nouveau. C'étaient les années d'insouciance, de vie facile, les années-Palace où Paris restait encore l'une des villes les plus vivantes et les plus dynamiques d'Europe. En 1995, Pierre Guénin, ancien rédacteur en chef adjoint de la revue Cinémonde, et directeur des éditions SAN, organisait un grand dîner au restaurant L'Amazonial, dans le quartier du Marais, afin de célébrer la cessation d'activité des sa société. Avant de prendre sa retraite, Pierre, un ami commun à Roger Peyrefitte et à moi, avait décidé de saborder la maison qui l'avait fait vivre pendant trois décennies, et d'interrompre la parution de ses revues purement et simplement, malgré les offres alléchantes de certains confrères qui souhaitaient racheter les titres. La soirée se déroulait un jeudi soir du mois de mai. A ma demande, Pierre m'avait placé en face de Roger Peyrefitte et à côté d'Amanda Lear, unis par leur amour commun pour Alain-Philippe Malagnac, protégé du premier, interprète à douze ans du rôle principal dans le film tiré des Amitiés particulières, et époux de la seconde. La soirée fut grandiose, tout en strass et en paillettes, tout en musique et en pétillements. Je me souviens d'un vieillard épuisé, attendant interminablement un taxi qui ne voulait pas venir, dans la tiède nuit de printemps qui s'éternisait. Le vieillard s'était assis sur une borne de pierre à l'entrée de la rue piétonne. Je le considérai d'un oeil attendri : ainsi, ces épaules affaissées, cette veste élégante qui déjà ressemblait à un linceul, ce visage penché vers l'avant, ce regard immobile et rougi, c'était l'illustre écrivain qui m'avait fait rêver pendant mon adolescence, dont les textes avaient accompagné tant de mes soirées de jeunesse...

Le taxi qui emportait le corps décharné me laissa avec mon rêve... et un exemplaire dédicacé de la Jeunesse de Voltaire, que je serrais contre ma poitrine, comme si un livre pouvait me protéger de quoi que ce soit. Je savais que je ne le reverrais plus. J'ignorais ceci dit qu'il fût encore vivant. Il est mort hier à l'âge de 93 ans. Les librairies continuent de vendre ses livres : 32 titres disponibles. Mais on ne les trouve plus guère dans les catalogues de poches... Les livres de Roger Peyrefitte hantent les bibliothèques familiales constituées dans les années 1950-1960. L'époque était pudibonde. Le goût immodéré et narcissique de l'illustre écrivain pour le scandale lui donna une place brûlante, calé entre un Hervé Bazin et un Gilbert Cesbron. Peyrefitte n'était pas dénué d'un côté hâbleur, pervers, voire vulgaire qu'il recherchait comme on jette en l'air une cible : tant qu'on la visait elle, ce n'est pas vraiment lui qui était visé. Le tout adroitement enrobé dans une écriture très classique, presque une parodie des auteurs du XVIIIe qu'il aimait.