Vincent Larderet:
un destin de pianiste

Par Christian Soleil

La ponctualité n'est pas toujours l'apanage des jeunes artistes. Faire attendre, c'est souvent un moyen de tester sa capacité de pouvoir. Il faut avoir la belle assurance tranquille -- profonde, donc -- de Vincent Larderet pour arriver pile poil à l'heure dans cette brasserie du centre-ville où nous nous sommes fixés rendez-vous. Son regard balaye rapidement la salle, croise le mien, un sourire illumine son visage détendu et ouvert -- ce n'est pas un jour de concert --,
il s'approche et me tend la main. Franche. Décidée. S'installe. Croise ses jambes dans une posture confortable et aussi souple qu'un Patrick Dupont.
La seule personne qui soit aussi ponctuelle et aussi décidée que Vincent, c'est Ivo Pogorelich quand il donne un concert. Entrée en scène à l'heure annoncée, que le public soit installé -- anglo-saxon par exemple -- ou pas encore entré, comme c'est le cas chez nous. Physiquement, le jeune homme qui me fait face et commande une bière n'a rien à voir avec le virtuose serbe qui aura marqué sur le plan pianistique les deux dernières décennies du XXe siècle après son retentissant échec au concours de Varsovie en 1980. Il est fin, nerveux, élégant dans la démarche et dans chaque attitude, le visage fendu d'une large bouche, le regard aussi direct qu'un uppercut. Son sourire éclate comme un soleil, il parle avec son cœur, et ses mots font mouche aussi sûrement que sa musique: c'est qu'il maîtrise le courant de ses sentiments, de ses émotions et de ses paroles sans pour autant les refouler, les rejeter ou les ignorer. Il surfe sur le clavier des relations humaines avec autant de technique qu'un plagiste californien, mais en respectant les courants les plus profonds d'une mer en qui il a toute confiance. C'est le propre des sincères, de ceux dont la confiance n'est ni centrée sur soi, ce qui résulte d'un égocentrisme dévastateur, ni sur les autres, ce qui est source de dépendance, mais sur l'univers tout entier. Vincent admet le réel, il respecte ce qui se passe. Il n'y a pas de raison que la terre s'arrête de tourner, les propositions de concert continue à affluer sur le bureau de son agent. C'est en 1976 que le futur pianiste voit le jour. Saint-Etienne est alors encore une grande ville ouvrière, à l'apogée des effectifs de sa population. Au Conservatoire de Saint-Etienne, il apprend les bases. Classique. Du sérieux. Pas de coup de cœur pourtant. Il lui manque une rencontre, la reconnaissance d'un maître, la confiance dans un professeur qui le révélerait à lui-même, un Pygmalion qui lui servirait de modèle plutôt qu'un donneur de leçons comme il en rencontre tant... On ne donne jamais que les leçons qu'on n'a jamais apprises... Vincent est comme libéré quand au terme de son cursus il obtient son premier prix de piano. On est en 1993. Il va pouvoir commencer à vraiment apprendre à jouer.
"Ma vraie rencontre, c'est quand j'ai commencé à travailler avec Carlos Cebro. Je lui dois tout. C'est lui qui m'a tout appris : ma formation pianistique, je la lui dois entièrement, la connaissance des styles, l'acquisition d'une maîtrise, la science du clavier. Pour être libre, il faut avoir beaucoup de technique. C'est de cette manière, et de cette manière seulement, qu'on peut être au service de la musique et effacer ses limites. Je ne sépare jamais la technique de l'art. Sans technique, et même avec les meilleures idées, on est forcément limité."

 Carlos Cebro est un pianiste uruguayen de renommée internationale. Vincent n'a que quinze ans quand son chemin croise le sien, aux rencontres musicales de Mont-Dore. Il se produit à plusieurs reprises aux côtés de son maître, principalement avec orchestre dans les Concertos de Bach pour deux, trois et quatre pianos. En 1995, il est lauréat du concours national de Piano Claude Kahn ; en 1997, il obtient le diplôme d'Etat de piano et remporte le concours international de piano de Brest placé sous la présidence d'honneur de Vlado Perlemuter. Ewa Osinska, pianiste polonaise spécialiste de Chopin et membre du jury, le remarque et parle de lui en termes plus qu'élogieux, voyant en lui "un artiste brillant, sensible avec une très belle technique". Sur son invitation, il jouera à l'Institut polonais de Paris.
En 1998, Vincent rencontre un nouveau professeur, l'éminent pianiste Bernard Ringeissen, au C.N.R. de Rueil-Malmaison où il reçoit le prix de virtuosité. "Avec Bernard, j'ai pu continuer à me perfectionner. Je continue encore. La première fois que je l'ai vu, c'était à la télévision, dans le concours Chopin de Varsovie. Il se plaignait des candidats, il disait qu'il les trouvait de plus en plus techniques, mais que leur jeu lui apparaissait trop contrôlé, trop industriel."

Des paroles qui résonnent forcément dans l'esprit du jeune pianiste. Avec Carlos Cebro, il a certes travaillé la technique, les bases qui lui manquaient encore, le respect du texte, la liaison des notes, la fidélité à l'auteur, la sensibilité à ses intentions véritables, mais aussi à garder sa personnalité et à connaître les styles, condition sine qua non de la liberté de jeu à laquelle il est attaché. Toujours en 1998, Vincent est lauréat du concours international Maria Canals de Barcelone, il obtient le prix spécial Manuel de Falla. Sa réputation internationale grandit grâce à ces distinctions et lui assurent une solide réputation. Il se produit de plus en plus régulièrement en France et à l'étranger, invité par de nombreux festivals ou dans des lieux prestigieux comme la salle Pleyel à Paris. Ses débuts à l'étranger le conduisent en Italie, en Grande-Bretagne et en Espagne. il suit les Master Class de grands pianistes comme Solomon Mikowky, Pascal Devoyon, Ramzi Yassa ou encore Frédéric Aguessy.

Si Vincent s'attache à travailler tout le répertoire, c'est qu'il estime, à la suite de ses maîtres, qu'une vision large est préférable pour développer ensuite des choix plus sûrs. Les concours, on ne peut pas dire qu'il aime particulièrement ça. "Il faut en faire, malheureusement. Mais j'essaye de jouer toujours comme dans un concert, jamais comme un robot, de prendre des risques. Il faut mettre la chair de poule au jury."
Sans doute Vincent a-t-il la musique au cœur, mais il ne semble pas en faire un sacerdoce. C'est un garçon ouvert au-delà du milieu des concertistes. Il a bénéficié d'une naissance dans une famille où la musique est une seconde nature. Pas question d'en faire tout un plat. Son père musicologue le plonge dès la naissance dans un bain de musique. Il en retirera l'amour de la musique, bien sûr, et en plus la culture musicale, la connaissance des styles. Une double approche, affective et intellectuelle, qui le structure pour la suite.

Ses compositeurs de prédilection ? Il cite spontanément les post-romantiques russes, Rachmaninov, Scriabin, puis Schumann, Chopin et Liszt, et enfin les modernes : Bartok, Prokoviev et De Falla. La sonate de Rachmaninov vient naturellement sur ses lèvres : "C'est une œuvre souvent sous-estimée, pas assez défendue."
En 2000, conscient que la cassette audio qu'il envoie dans les festivals en guise d'outil de promotion ne suffit plus à défendre la qualité de son jeu, il décide d'enregistrer un CD. Il rencontre les responsables de Label Audio qui lui proposent non seulement de le réaliser, mais aussi de le diffuser. "Les enregistrements ont eu lieu à l'Embarcadère à Lyon. J'ai réalisé tout le CD en une seule journée de sept heures. J'ai voulu cette vérité, garder surtout des premières prises, c'était pour moi quelque chose d'important." Le choix du répertoire présenté s'oriente vers une présentation large de différents styles et différentes époques.

On retrouve d'ailleurs derrière toutes les paroles de Vincent -- de vraie paroles, qui ne sont pas que des mots, et qui plongent souvent, au détour d'un regard, assez loin dans les profondeurs -- une forme de claustrophobie morale, une peur des étiquettes, de l'enfermement dans un casier unique. D'abord sur le plan musical, bien sûr, mais aussi au niveau de l'image qu'il peut donner dans les médias, image qui ne l'obsède pas, ce qui est heureux, mais qu'il cherche toujours à élargir. Ce qui compte, pour lui, c'est d'expérimenter, d'ouvrir toujours plus grand les fenêtres de l'esprit. Ce n'est pas une question de jeunesse. C'est plutôt un choix de personnalité. Celle de Vincent sait vers quoi elle tend. Le jeune pianiste analyse avec finesse ce qui a contribué à construire son chemin. Il n'évoque donc guère son bac A3, ses deux années de faculté de pédagogie. Il parle plus volontiers des méthodes d'enseignement de Claudia Arrau, son modèle. "Un bon professeur, c'est quelqu'un qui montre comment il faut faire, qui ne fait pas de baratin, qui apporte une méthode. Ma formation vient de là. J'ai plutôt une influence sud-américaine, ou russe, que française. C'est ce que me font remarquer mes collègues internationaux dans les festivals. J'ai été formé à l'école de la souplesse." Dans ses cours, Vincent Larderet s'efforce d'appliquer ces préceptes. La souplesse de Vincent est d'abord d'esprit. Les doigts n'en sont après tout que le prolongement. On la retrouve dans les positions du corps sur la chaise du bar, dans le mouvement aérien du bras et de la main que prolonge une cigarette. Un contraste très marqué avec la silhouette raide qui s'avance sur la scène, corsetée dans un smoking, le visage blanc comme la mort, les traits tirés vers l'arrière comme par une gigantesque soufflerie interne. Le trac, évidemment. Mais pas seulement. Vincent salue, un peu sèchement, moins cependant qu'un Evgeni Kissin, puis il sourit, à peine. Séduisant par nature, il n'a pas besoin de séduire. Pas séducteur pour un sou, donc, il s'installe à son piano, règle la hauteur de son siège, ajuste la distance qui le sépare du clavier. Sa concentration est extrême. On dirait un samouraï sur le point de livrer un combat avec lui-même, empli d'une violence contenue. Il accumule des énergies dont il aura besoin pour jouer. Vincent Larderet sur scène : une cocotte-minute. "Je ne fais pas la différence entre l'artiste et l'homme public. Je ne suis pas arrogant. Quand je joue, je suis complètement dedans. Je ne suis pas spectateur de moi-même. L'image que je donne, je m'en fous. Je communique par la musique."

 Le vrai bonheur de Vincent, ce n'est pas de jouer dans les grandes salles. Certes, cela fait partie de la carrière qu'il se tisse. Mais il affectionne bien plus, sur un plan personnel, les lieux inhabituels : la première partie d'un spectacle de Michel Leeb, un récital à l'issue d'un colloque de littérature comparée, les caves de Sancerre, un concert-dédicace chez Harmonia-Mundi boutique.
"Le public écoute vraiment la musique. C'est du domaine du ressenti, pas de l'analyse critique. Le contact est direct et chaleureux. Il n'y a pas d'œuvre facile ou difficile, c'est une vue de l'esprit. J'ai vu des gens non formés en matière de musique classique pleurer sur une sonate de Beethoven !" Après les spectacles, Vincent aime rencontrer son public. Il se montre alors souriant, libéré, simple et naïf comme un enfant, soucieux d'avoir été entendu, d'avoir fait plaisir avec ses doigts courant sur le clavier. Quand ce n'est pas possible, il est malheureux. Il a de l'énergie à revendre. Il faut alors s'en débarrasser, dans un contact multiple, puis en sortant avec des amis. Sinon, le sentiment de solitude qui l'étreint lui devient vite insupportable. "J'ai besoin de me lâcher après les concerts."
La solitude... Il l'évoque au détour d'une phrase, à la fin de notre entretien. Celle du pianiste qui répète des heures durant chaque jour depuis l'enfance. Celle du voyageur qui retrouve sa chambre d'hôtel après un concert. Celle du doute qui peut monter, parfois, quand on a l'impression de ne pas être à la hauteur.

Des objectifs ? Il n'en a pas vraiment, Vincent Larderet. Les choses sont bien comme elles sont. La vie semble lui sourire naturellement. Il souhaite que cela continue. Il voit déjà loin sur son chemin. Il n'a pas de grands et beaux espoirs qui déçoivent quand ils ne se concrétisent pas. Il avance au présent. Bien sûr, il aimerait faire un peu de musique de chambre, accompagner une chanteuse, travailler la sonate pour deux pianos et percussions de Bartok, interpréter des concertos, d'autres sonates de Beethoven. Et puis, surtout, continuer de jouer de plus en plus. Remplir son agenda de concerts. Vincent Larderet ne semble pas faire partie de ces artistes qui jouent pour séduire le public, avec le souci constant, très marketing, de plaire, de faire des sourires, des courbettes et des salamalecs. Pas son style. Il n'est pas plus un intellectuel au service de l'art pour l'art. On pourrait dire qu'il joue pour Dieu, ou pour un idéal, ou pour un public global et atemporel, ce qui revient au même, un souci de perfection qui doit lui rendre quelquefois la vie impossible. On dirait qu'une voix intérieure, venue de l'enfance, lui dicte en permanence de contrarier sa nature, de se contraindre pour atteindre à cette perfection. Nul doute qu'il soit sur la voie, déjà bien entamée, d'une longue et belle carrière de pianiste international. Nous lui souhaitons qu'il y trouve le bonheur qu'il mérite, lui qui en distribue tant par son jeu pianistique et sa présence, avec une générosité presque sacrificielle.

Propos recueillis le 20 décembre 2000