Plumes et fourneaux

Par Nathalie Demichel

"Il n'y a que les imbéciles qui ne soient pas gourmands. On est gourmand comme on est artiste, comme on est poète. Le goût c'est un organe délicat, perfectible et respectable comme l'œil
et l'oreille." Maupassant

Dans la littérature, la nourriture, sous ses formes les plus diverses, marque fréquemment sa présence. De la simple anecdote dans une scène secondaire au nœud même d'une histoire, elle peut jouer tous les rôles, jusqu'à devenir un personnage à part entière. Qu'ils soient fastueux banquet ou bucolique pique-nique, dîner d'amoureux ou casse-croûte rustique, goûter raffiné ou simple grignotage, les délices culinaires prennent tous les visages. Pour ce qui est du ton, on a l'embarras du choix: la flamboyance, l'humour ou la satire, la gourmandise ou le style pro – cette dernière catégorie élevant la cuisine au rang d'un art aussi sophistiqué que la littérature. Il faut dire que bon nombre d'écrivains furent de fieffés gourmands. D'ailleurs Maupassant n'hésite pas à l'affirmer "Il n'y a que les imbéciles qui ne soient pas gourmands. On est gourmand comme on est artiste, comme on est poète. Le goût c'est un organe délicat, perfectible et respectable comme l'œil et l'oreille." La nourriture peut même devenir le symbole de l'univers d'un auteur. Rabelais en est l'exemple le plus extrême, allant jusqu'à susciter la naissance de nouveaux mots dans la langue française. Ne dit-on pas gargantuesque? Les énumérations et les descriptions de mangeailles en tous genres jalonnent ses textes. D'ailleurs, Gargantua est né après que sa mère Gargamelle ait mangé trop de tripes. L'évocation d'une saveur particulière peut même devenir le symbole d'une œuvre. La petite madeleine de Marcel Proust constitue l'emblème de centaines et de centaines de pages. "J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau."

Dans "Le ventre de Paris" d'Emile Zola, le personnage central n'est pas le héros, mais ce sont les Halles. Les Halles et leurs produits, fromages, poissons, viandes en tous genres. Zola s'en donne à cœur joie dans les descriptions des étalages débordant de victuailles. A lire ces longs passages, on ne peut douter que Zola fut un authentique amateur de bonnes tables. Tout comme le fut Colette, qui a chanté la gourmandise tout au long de son œuvre. Elle célèbre les trésors de la campagne et les plaisirs de la vie. Ecoutez-la se pourlécher les babines: "Nous prenions nos bicyclettes, un pain bourré de beurre et de sardines, deux "friands" feuilletés à la saucisse, acquis chez un charcutier près de La Muette, et des pommes, le tout ficelé au long d'une gourde clissée, pleine de vin blanc…(…) Peu de souvenirs me sont restés aussi sentimentaux que celui de ces repas sans couverts ni nappe, de ces promenades sur deux roues." Ecoutez-la aussi tempêtez: "Et je me révolte aussi contre le champignon de couche, créature insipide, née de l'ombre, couvée par l'humidité. J'en ai assez qu'il baigne, haché, dans des sauces qu'il allonge; je lui interdis de prendre le pas sur la girolle, j'exige qu'il ne contracte plus mariage avec la truffe, et je les consigne, - lui et sa digne compagne, la crête du coq vendue en boîtes – à la porte de ma cuisine!" Ah, mais!

Prenant la cuisine comme un véritable ressort d'intrigue, certains écrivains montrent ce qu'elle révèle des personnages et invente des situations entières autour d'elle. Ainsi, dans "Le dîner de Babette" de Karen Blixen, la préparation et la dégustation d'un repas exceptionnel perturbe la vie d'une vertueuse communauté. Où le Clos-Vougeot 1846, le potage à la tortue et les cailles en sarcophage comme vecteurs de sentiments… Andréas Staïkos avec "Les liaisons culinaires" raconte la rivalité de deux hommes pour conquérir une femme et leurs armes de guerre: les bons petits plats. Dans "Les lettres de mon moulin", Alphonse Daudet fait de la gourmandise du pauvre Dom Balaguère le ressort du récit intitulé "Les trois messes basses". Le curé, obsédé par le plantureux repas de Noël, se damnera pour deux dindes truffées. Quant à Maryline Desbiolles, elle va jusqu'à utiliser une recette pour scander son récit, dans ce bijou de roman qu'est "La seiche". Ce qu'on mange, comment on le mange peut également servir à l'écrivain pour marquer une ambiance, une époque. Flaubert ouvre "Salammbô" par le banquet des mercenaires de Carthage. Le chatoiement de la langue propulse le lecteur dans une atmosphère de somptueuse sauvagerie traduite jusque dans les manières de manger: "Ils s'allongeaient sur les coussins, ils mangeaient accroupis autour de grands plateaux, ou bien couchés sur le ventre, ils tiraient à eux des morceaux de viande et se rassasiaient appuyés sur les coudes, dans la pose pacifique des lions lorsqu'ils dépècent leur proie."

Quant à Manuel Vàzquez Montalban, il a fait de son détective, Pepe Carvalho, un quasi professionnel de la gastronomie, livrant ses recettes au lecteur salivant.
Si ce qu'on mange et la façon dont on le mange révèle un homme, alors il est facile de deviner comment mangeait un auteur peu commun, Giacomo Casanova. En gourmet, évidemment. Egal à lui-même, il fait de la dégustation des huîtres un prétexte à des jeux amoureux, ainsi qu'il l'a raconté dans ses "Mémoires". Il l'admet sans ambages: "Cultiver les plaisirs de mes sens fut dans toute ma vie ma principale affaire."
La cuisine fait tellement partie de l'univers de certains auteurs qu'ils prennent parfois prétexte de donner des recette pour, en fait, pratiquer, encore et toujours, la littérature.
Par son "Petit traité romanesque de cuisine", Marie Rouanet est un parfait exemple de cette veine là. La gourmandise des mots semble alors si proche de la gourmandise des mets.

Ill. : Colette déjeunant avec une amie