Le repas sur la toile

par Nathalie Demichel

L'exploration de l'alimentaire sous ses divers aspects (historique et social, symbolique et culturel) nous a montré combien le sujet était riche, et parfois même surprenant, et à quel point se nourrir revêt des dimensions insoupçonnées. Dès lors, rien d'étonnant à ce que l'art ait intégré la nourriture comme support d'expression. Mais que l'on ne s'y trompe pas, la peinture "de ce qui se mange" ne constitue évidemment pas un joli catalogue de ce qui est mangé à une période. Au contraire, la peinture s'est emparée de l'alimentaire différemment selon les époques et les sociétés; lui conférant des contenus fort variables en fonction du but recherché et reflétant par là-même les mutations du goût et des mœurs.

Chaque tableau représentant de la nourriture contient toujours une référence à l'existence humaine dans sa dimension de créature, ces références sont toujours filtrées par les conventions sociales et par les variations historiques de la culture de la table.
Les aliments et leurs accessoires deviennent des signes (bien-être, hédonisme, convivialité, misère...). Dès l'Antiquité, on trouve des traces de la représentation de la nourriture. En Égypte, les scène de repas sont fréquemment représentées, ainsi que les scènes d'offrande de produits alimentaires. Elle est également présente (à Pompéï, par exemple) au travers de la peinture murale décorative, avec des techniques de trompe-l'oeil très maîtrisées. Les trois artistes grecs, Praïkos, Parrhasios et Zeuxis auraient peint les premiers légumes. On dit que les oiseaux eux-mêmes picoraient les raisins peints par Zeuxis. Qu'elle soit vraie ou non, cette anecdote montre à quel point la virtuosité technique de l'artiste était recherchée et dans quelle mesure on tenait en haute estime la supériorité de l'art sur la nature. Le Moyen Age ne s'intéresse pas à la nature morte : la vie ici-bas n'a que peu d'importance, seul compte le Salut. Certains motifs sont récupérés par l'imagerie religieuse qui leur donne un sens différent mais le genre disparaît en tant que tel. Quelques éléments peuvent alors figurer, mais ils ne sont pas présents seuls, ils sont intégrés dans un coin des tableaux qui incluent des personnages. Seules traces de l'alimentaire : les représentations ostentatoires de banquets. Celles-ci prennent alors le prétexte d'un repas hors normes pour affirmer le pouvoir d'un seigneur. Elles sont ainsi centrées sur le cérémonial, la magnificence, mais pas vraiment sur l'exaltation de la nourriture en tant que telle.

A partir de la Renaissance, le bouleversement des mentalités et les évolutions de l'histoire ont des conséquences jusque dans la nature morte. Ce sont les Pays-Bas à qui on attribue généralement la paternité de la nature morte des temps modernes. Au XIVème siècle, ils possèdent les premières manufactures et une industrie de transformations (drap anglais, verre, savon, sucre...). La population augmente et la demande alimentaire aussi. La production agricole n'est plus tournée vers l'autosubsistance, mais inaugure de nouvelles méthodes de culture afin de pouvoir nourrir davantage de bouches. Cette relative abondance agricole est nouvelle par rapport au sous approvisionnement d'avant. On fête cette récente richesse. D'autant plus que beaucoup de riches citadins rachètent des terres nobles appauvries. La corne d'abondance est la perception de ces fermiers nouveaux-riches qui étalent leur opulence sur des tableaux. Ne perdons pas cependant de vue que cette richesse ostentatoire exhibée ne signifie pas qu'il y a abondance pour tous : les produits alimentaires sont chers en ville. Ainsi, le véritable essor de la nature morte indique de nouveaux rapports économiques et sociaux, une conscience des valeurs modifiée, un intérêt portée aux nouveaux biens fabriqués dans de nouvelles conditions de production. Elle va s'exprimer en premier lieu au travers des scènes de marché. Elles représentent des amoncellements de denrées (fruits, légumes, poissons, etc..), où les quelques personnages présents sont moins importants que les produits. Ils paraissent d'ailleurs comme engloutis par ces étals surchargés.

Chez Joachim Beuckelaer, une paysanne disparaît quasiment sous les paniers. Ces scènes célèbrent les richesses de la terre et une économie prospère. Pourtant, leur dimension ne s'arrête pas là. La plupart constituent des mises en garde contre les excès de toutes natures, elles incitent à la vertu et à la modération, et font passer des messages moraux, spirituels par l'intermédiaire de symboles et de codes précis. Elles sont une mise en garde contre les plaisirs charnels et la mort. Ainsi, le hareng appelle à l'abstinence, la pomme est symbole de péché, alors que les fraises sont les fruits du Paradis. Le pain, le vin, le raisin rappellent l'Eucharistie et la cerise, Marie. Les symboles théologiques constituent une critique sous-jacente adressée à une attitude de consommation oublieuse de la religion. Les scènes de marché contiennent fréquemment des symboles érotiques (l'oiseau, la volaille, la carotte, le chou, l'oeuf, etc...) et préviennent contre la luxure. Ces notions passent au travers de simples allusions. Il n'était pas nécessaire d'être plus explicite, tant la société était imprégnée de culture religieuse. Parfois comme chez Pieter Aersten, une scène biblique se trouve en arrière-plan (la fuite de la Sainte Famille, par exemple). Mais même sans elle, le contexte moralisateur est très fort. Dans le même esprit les scènes de cuisine entassent également les produits, non plus en plein air, mais dans un décor fermé de cuisine, de cave. Des servantes, des valets sont en train de travailler... ou de s'amuser. En arrière-plan, on peut aussi découvrir une scène religieuse comme celle de la visite du Christ chez Marthe et Marie. L'allusion est alors claire : le peintre nous parle de l'opposition entre vie active et vie contemplative. Les signes érotiques sont également légion. D'ailleurs, il semblerait que le terme même de cuisinière prête au rapprochement d'images (cuisinière=vögeln=oiseleuer=baiser). Néanmoins, si les Pays-Bas sont des précurseurs, ils ne sont pas les seuls à voir apparaître de nouveaux commanditaires, friands de thèmes profanes. L'Italie a également une bourgeoisie marchande qui valorise les objets au quotidien. De plus, il y incontestablement des influences entre les Pays-Bas et d'autres pays d'Europe, ne serait-ce que par les contacts commerciaux. La mode de la nature morte circule.

Malgré la classification classique des genres qui met au dessus de tout la peinture religieuse et la peinture d'histoire, celles de sujets héroïques et mythologiques, les peintres italiens pratiquent la nature morte, avec, cependant, moins de moralisation. Ils se placent davantage dans un esprit de reproduction du réel. La "Corbeille de fruits", peinte par Le Caravage en 1596, passe pour l'une des natures mortes les plus célèbres. C¹est le cas également des peintres espagnols. A côté du Caravage de grands noms apparaissent : Recco, Sanchez Cotan (qui peint des légumes dans un cadre dans un style très personnel), Empol (qui va développer le trompe-l'oeil), Ruoppolo, Vélazquez, Zurbaran, Murillo, Tomas Hiepes... Un mot spécifiquement espagnol désignera l'équivalent des scènes de cuisine : les bodegones (ou préparation des repas). En France, il faut attendre le XVIIème siècle pour voir la nature morte devenir un genre autonome. Elle s'inspire naturellement des exemples flamands et italiens, d'autant plus qu'une colonie d'artistes des Pays-Bas est installée à Paris.

(à suivre)

1)La Nappe, dit aussi Le cervelas –Jean-Siméon Chardin (vers 1732)
2) Artichaut, fruits et coupe – Osias Beert (XVIIe)