Yves de la Tour d'Auvergne
Sculpter la forme et l'ombre

Propos recueillis par Catherine Férey

Quelles sont les raisons qui vous ont poussé
à passer de la peinture à la sculpture ?
L'ombre, sans doute, plus que la lumière ; l'ombre portée qui agit comme une écriture;
et la recherche d'une certaine luminosité, également.
Un besoin d'exprimer une certaine dualité ne trouvait pas de solution dans ma peinture.
Je le considère comme un héritage maternel
et le rapproche du dualisme cathare du bien
et du mal. L'ombre portée donne, dans mon travail, autant d'importance à l'absence qu'à la présence. Rechercher la lumière revient à troquer l'ombre portée, à représenter le manque. Ce besoin est à un appel à la réflexion autant qu'une poétique.
L'ombre portée amène infiniment plus de subtilité, de sensibilité dans le rendu des formes que la lumière zénithale ; elle les sublime.

Ma peinture était très "asiatique" dans ce qu'elle traitait du paysage. L'homme n'y était pas représenté. Il était omniprésent, pourtant, puisqu'il était à l'intérieur du paysage. Elle était aussi très colorée, un peu dans la palette
des artistes de Cobra, une peinture figurative, plutôt expressionniste. Je défendais la peinture avec conviction, notamment en tant que co-fondateur d'Art-Présent. Mais, à l'évidence,
je ne pouvais pas passer derrière la chose peinte, de l'autre côté ; or, j'avais ce besoin d'aller voir l'autre face de ce que je peignais.
Ce mode d'expression était trop réducteur pour moi.
Bien sûr, on ne passe pas d'un mode d'expression à un autre radicalement et sans se retourner.

Le bleu de Prusse passe insensiblement au bleu de France. J'ai essayé la sculpture tout en continuant à peindre. Cette période fut laborieuse, d'un labeur occulte. Petra et ses formes architecturales comme à peine extraites de la montagne occupaient, obsédaient même mon esprit.
Le passage de la peinture à la sculpture s'est fait de manière brusque, à la suite d'un accident qui m'a laissé alité longtemps. Etant immobilisé, je m'essayais à cet art nouveau pour moi avec des papiers pliés puis j'ai regardé travailler les tailleurs de pierres.
Le choix du papier a-t-il été une découverte ou simplement un retour vers un support connu ?
Depuis toujours j'ai fait des maquettes en papier, des pliages. Peu à peu je ne cherchais plus à faire "ressemblant". Le papier devenait un instrument de création, mon geste traduisait le cheminement de ma pensée, il devenait l'aboutissement formel de ma pensée. J'ai très vite mis ce travail à l'épreuve de l'ombre portée, puisqu'elle permet de révéler une réalité.
Je suis passé ensuite, quasi naturellement, du papier à un matériau dur, tout en conservant le souvenir du papier. Je rejetais la transparence et voulais une matière qui renvoie une certaine luminosité. Le stuco duro m'a beaucoup guidé dans ma recherche. La poudre d'arêtes de poisson et la sève de figuier ont été remplacées par de la poudre de marbre. J'ai exposé mes premiers travaux de sculpture à Los Angeles, à la galerie Feingarten (1982).
La technique que j'ai adoptée est en creux, il n'y a aucun travail dans la masse. Il s'agit de moulages en élastomère ou en epoxy de deux coques que j'assemble l'une à l'autre avec de la fibre de verre.
Je travaille aussi le carton, le bronze et le laiton. L'avantage du laiton est que, plus souple, il peut être retravaillé.
En général, mes œuvres sont des exemplaires uniques, si, exceptionnellement, plusieurs tirages sont réalisés, je reprends le modèle après chaque fonte.

Peut-on parler d'unicité de votre œuvre ?
C'est difficile de l'affirmer. Je peux dire qu'à partir du moment où je peux tracer une ligne
de conduite entre toutes mes réalisations c'est certainement la marque d'une relative maturité, mais j'ai bien dit relative, n'est-ce pas. L'unicité, c'est avant tout d'être en accord avec soi-même.
Créer quelque chose implique une nécessaire réflexion préalable. Créer c'est être le père de ce qu'on fait et le fils de ce qu'on a fait.
Quand le travail est achevé je le regarde,
e le juge comme s'il m'était étranger, à partir
de ce moment-là seulement je suis capable de l'évaluer et d'aller plus loin. Il me faut être un autre, donc arriver à former un triangle dont les trois sommets sont occupés par l'œuvre achevée pour l'un, moi en tant que sculpteur pour le second, et moi en tant qu'étranger à l'œuvre pour le troisième.
Je peux alors laisser venir des questions, sur l'importance du travail achevé dans l'art, sur les filaments qui rattachent les œuvres les unes aux autres, où sont les césures, y-a-t-il des œuvres qui séparent, qui fracturent l'unicité de l'ensemble.
Quelle est la place des sculptures en grillage, quel est le sens du choix de ce support, etc.

Vous privilégiez quasi exclusivement le blanc dans votre travail de sculpture.
Symbole de la lumière, il rejoint le cosmos. Il traduit cette profonde tristesse du drame de l'être humain, capable de tout, de la plus vile des lâchetés à un héroïsme qui force l'admiration.
L'art est un bruissement d'eau de source, entre musique et crépitement, l'art est dans l'interstice, dans une béance.
Mon travail est dans le surgissement. Entre les différentes périodes de création, s'opèrent de nouvelles naissances.
Ma sculpture, comme toute création, est une alchimie subtile dans laquelle entrent certainement une part de dérisoire, une autre de rigueur et une autre encore d'allusion qui fait surgir un ailleurs imprévisible.
Vers où tendre aujourd'hui? Demain ? Vers une "clarté sans ombre ?" Le danger est de tendre au néant.

Pour en savoir plus
Yves de la Tour d'Auvergne, texte de Pierre Daix, éd. Benteli SA, Berne CH, 2000
Photos extraite du livre © Soisik de la Tour d'Auvergne

1) Chaise " Triangle" et pliage carton ondulé, 1985
2) Pliage, grillage et carton, 1988
3) Indenture 9, H 210cm, L : 240 cm
4) Toile de bronze pliée, 1988
5) Pliage, toile et papier découpé, 1993
6) Pliage à dimension fractionnaire, poudre de marbre, 1986, 155 x 470 cm - 1982