Le repas sur la toile (suite et fin) par Nathalie Demichel Avec le XVIIème siècle, la nature morte atteint une véritable plénitude.
D'ailleurs, le terme de nature morte apparaît au milieu de ce siècle. Les Pays-Bas continuent de briller de mille feux en matière peinture, en général, et
de nature morte, en particulier. Plusieurs variations types autour du thème de "ce qui se mange" vont se développer. Ainsi, on voit apparaître des "Tables
servies", des "Festins-spectacles", des "natures mortes d'apparat" qui reproduisent, dans une grande sophistication plastique, vaisselle de prix, porcelaines de Chine, verreries de Venise, pièces d'orfèvrerie, nappes en
damas, homard, fruits rares, fleurs précieuses ou confiseries (le sucre est cher). C'est un feu d'artifice de matières, de textures, de couleurs, de reflets,
véritable défi au peintre. Le faste déployé est à la hauteur du besoin de prestige et de spectacle de soi éprouvé par les couches supérieures de la
bourgeoisie hollandaise. Arrivées au pouvoir et à la fortune, elles se replient sur leurs biens et aspirent à reproduire une certaine forme de vie luxueuse, féodale.
Pourtant, la dimension philosophique est encore présente. Dans un tableau de Clara Peeters, la nappe représente le sacrifice d'Isaac et la table richement
garnie ne porte que des plats autorisés en Carême (œufs, fromage, crustacés). Tout au long des scènes peintes, les fleurs parlent de l'éphémère, de la
brièveté de l'existence. L'insecte, la souris, le papillon, le fruit ouvert, taché ou pourri font écho à la mort. Dans les Ontbijtjes de Willem Claesz. Heda et
Pieter Claesz, natures mortes de petit déjeuner, on assiste à une réduction quantitative des éléments représentés. Plutôt qu'une surcharge de produits, le
raffinement gastronomique et la sublimation esthétique sont de mise, sous l'influence sans doute de l'ascétisme protestant, car les allusions au jeûne sont fréquentes (fromage, poisson) Les natures mortes de desserts et de confiseries apparaissent vers 1600, avec l'introduction du sucre qui va modifier les goûts du moment. Ceci d'autant plus
qu'il va être cultivé ailleurs qu'aux Indes Orientales (Açores, Canaries, Brésil, Madère) et devenir plus accessible. Le sucre qui, au départ, a une connotation
positive en symbolisant la douceur spirituelle, change de statut du fait de l'attrait excessif qu'il suscite; il deviendra alors un symbole de luxure. Sujets
que l'on retrouve au cours des siècles, les tableaux de boucherie constituent un cas un peu à part. Ils n'empruntent pas un langage joli, fleuri ou même sublime.
Ils nous mettent sans ambages face à la banalité, l'horreur, la crudité de la mort. D'Annibale Carraci à Beuckelaer, de Rembrandt à Soutine, le thème a
été repris plusieurs fois et garde toute sa force. Le thème du sacrifice, de la Passion, sont en filigrane dans ces toiles. Les scènes de chasse se développent
également aux Pays-Bas, à partir du milieu du XVIIème siècle, montrant l'assimilation de modèles aristocratiques par la grande bourgeoisie. L'exhibition d'animaux abattus revêt des fonctions symboliques dans la mesure
où elle représente la noblesse et son mode de vie (à partir du début de l'ère moderne, la chasse est un privilège réservé à la noblesse). Parallèlement, les
peintres en France, en Italie, en Espagne ne suivent pas complètement les hollandais. En effet, le marché de l'art reste dominé par l'Eglise et la Cour, ce
qui maintient la hiérarchie des genres au détriment de la nature morte. Pourtant, en France des artistes se détachent. Oudry donne dans le somptueux tableau
de chasse. Louise Moillon, influencée par la Hollande, peint des natures mortes de fruits et reprend la tradition des messages codés. Le papillon y est le
symbole de l'âme sauvée, alors que la mouche est l'attribut du Malin. Les raisins rappellent le sang du Christ et la Passion, la noix, la Sainte Trinité. Les
vers et le feuillage fané évoquent la mort, le houx renvoie à la crucifixion. Quelques buffets d'apparat reflètent le luxe de la Cour de Louis XIV. Quant à
Chardin, il prend prétexte de la nature morte pour toucher du doigt le sublime. Sous Napoléon, la redécouverte de l'Antiquité oriente davantage encore les
peintres vers les héros. La nature morte est oubliée. Elle ne subsiste que comme un genre à part, spécialisé. Ceux qui aspirent aux honneurs en peignent
rarement, elles sont restreintes à la sphère privée, domestique, bourgeoise. La pratique de la nature morte est alors totalement académique, en panne
d'inspiration. Jusqu'à ce que les impressionnistes bousculent les habitudes et remettent à l'honneur la représentation de l'aliment. Ils vont l'aborder sous
l'angle du retour à la simplicité, au quotidien, et l'inscrire dans la nature et ses lumières, ainsi que le fait Monet dans "Le Déjeuner". Le XIXème siècle
inaugure également un caractère métaphorique et social volontairement explicite. Le verre d'absinthe de Degas , c'est la solitude, la dépendance, la
pauvreté. Les pommes de terre de Van Gogh sont couleur terre, tout comme les paysans qui les mangent. Leur vie pénible et monotone se confond dans ces
teintes sourdes. Mais ce qui se mange va aussi être l'occasion du triomphe de la peinture sur le sujet. Manet évacue toute anecdote. Il peint de simples
asperges; l'objet est seul, presque sans fards. Poussant encore plus loin le travail formel, Cézanne a un projet : "Avec une pomme je veux étonner Paris".
Il prend des fruits comme sujet d'analyse géométrique. Il n'y a plus ni cuisine, ni salle à manger en fond, puisque de toute façon , les conditions d'atelier sont
hautement artificielles. Seuls comptent la composition, le rythme. La pomme devient le lieu de nouvelles abstractions. Ses formes simples à styliser et ses
variations chromatiques, lui permettent de s'éloigner de la réalité tactile des choses. Au final, ses natures mortes sont les seules au sujet desquelles il ait
déclaré avoir réalisé ses conceptions artistiques. Elles ont été pour lui un champ d'expérimentation par excellence. Plus tard, les natures mortes cubistes
sont encore réalistes, à leur manière. Elles sont comme un répertoire d'abréviations visuelles qui permet de reconnaître l'objet. Avec la seconde
moitié du XXème siècle, l'industrialisation s'accélère, le domaine alimentaire n'est pas épargné. L'emballage même de cette nourriture standardisée devient
un vecteur d'image. On entre dans une société de consommation, où tout est formaté. Les boîtes de soupe d'Andy Warhol s'alignent, comme à la chaîne. Il
ne sublime pas l'objet, il nous le donne à voir. Aujourd'hui encore, les artistes poursuivent leur dialogue avec l'alimentaire. On connaissait les reliefs de repas
exposés comme des œuvres, un nouveau venu, Vik Muniz, va encore plus loin. Ce sculpteur, dessinateur et photographe brésilien vivant à New York, joue,
depuis toujours, avec la nourriture et avec l'histoire de l'art. Ses dessins au sirop de chocolat imitent des tableaux de Corot ou Courbet et sa version de la
Tête de Méduse du Caravage (bouclier réalisé en 1601 et exposé à la galerie des Offices de Florence) a été créée avec des spaghettis à la tomate et au basilic. Saisissant!
1) Nature morte de Pieter Claesz - 1630 2) Nature morte au chou, melon et concombre de Sanchez Cotan
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