La table et le lit par Nathalie Demichel,Rendons nous à l'évidence la chair et la chère sont étroitement liées dans
l'imaginaire et la symbolique. Les parallèles entre érotisme et gastronomie sont présents à de multiples niveaux. D'ailleurs l'Eglise ne s'y est pas trompée. En effet, gourmandise et luxure sont classées toutes les deux
dans la liste des sept péchés capitaux. Même si la gourmandise est traditionnellement considérée comme moins grave, elle amène à penser qu'une chose en entraînant une autre, on n'est pas loin de la débauche lorsque
l'excitation du palais apparaît. Saint Jérôme et les Pères de l'Eglise estimaient que la gourmandise était une invite à la luxure et à la dissolution des mœurs. C'est pourquoi pendant plusieurs siècles, la chasteté
des papilles devint le meilleur bouclier pour une âme aspirant à une vie sainte. Le saint homme se doit donc d'être frugal. En dehors de toute considération religieuse, il faut bien reconnaître que les deux domaines
présentent bien des points communs. Ils ont à voir avec la sensualité, le désir, le plaisir, la satiété, mais ils sont également similaires parce qu'ils ne constituent pas une simple satisfaction de besoins strictement
physiques, mais qu'ils génèrent également leurs propres règles. N'oublions pas que le mot gastronomie vient du grec gaster (estomac, ventre) et nomos (règle), c'est donc la règle du ventre, autrement dit l'ensemble de
ce qui codifie, normalise l'alimentation de l'individu civilisé, par opposition à celui qui est présenté ou pensé comme un sauvage, presque un animal. Ce qui est vrai dans le domaine du plaisir de la table, l'est
également pour celui du sexe. A cet égard, chaque société a édicté son code de conduite. A Sparte, dans l'antiquité, l'homosexualité masculine était un comportement socialement encouragé, alors qu'elle fut rejetée dans
d'autres cultures. Pour Claude Lévi-Strauss, il existe un lien précis entre les règles du mariage et les interdits alimentaires, de là découleraient les multiples métaphores culinaires pour parler du sexe. Le
vocabulaire, il est vrai, fourmille d'analogies. On "mange" quelqu'un des yeux, on le "dévore", on lui donne des petits noms - mon petit chou, ma caille - on loue sa peau de pêche, ses lèvres pulpeuses. La liste est
longue. L'argot n'est pas en reste, et si l'expression "passer à la casserole", n'obtiendra jamais le premier prix d'élégance, elle n'en est pas moins courante. Voracité et désir sexuel sont proches. La bouche sert, à
la fois, à manger, à parler et à embrasser. De ces fonctions si symboliques, la psychanalyse doit sans aucun doute tirer des enseignements lourds de significations. Dans l'esprit populaire, le parallèle est souvent
établi entre l'attitude d'un individu à table et son comportement sexuel. En résumé, le bon vivant est censé, aussi, être gourmand dans l'amour; à l'inverse on pense que l'adepte du "fast-food" sera enclin au
"fast-sexe". La littérature se fait l'écho de cette conception. Dans les romans, combien de soirées galantes commencent par un souper fin? C'est le passage quasi obligé, même si la vogue récente du "trash
sex", donne dans d'autres types d'ambiance... Cette réserve mise à part, la table est, par tradition, l'antichambre de l'alcôve; on est censé passer d'un lieu du ravissement des sens à un autre. La vue, le goût,
l'odorat sont stimulés et l'ivresse, apportée par le vin, prépare le rapprochement des corps. Le XVIIIème siècle libertin a d'ailleurs élevé ce lien au rang d'un des Beaux-arts. Les petits soupers du Régent sont restés
dans l'Histoire comme des modèles du genre. Casanova, déjà cité dans une rubrique précédente, faisait de la dégustation des huîtres un prétexte à des jeux amoureux, ainsi qu'il l'a raconté dans ses "Mémoires". Il
affirmait : "Cultiver les plaisirs de mes sens fut dans toute ma vie ma principale affaire" et avouait avoir "aimé la bonne table avec transport". Au XVIIIème siècle, il y a des produits, des plats classiquement repérés
comme propices à l'amour. Ce sont bien sûr des produits raffinés, chers, rares : huîtres, champagne, chocolat, truffes, etc... Remarquons au passage qu'ils n'ont guère varié aujourd'hui. Les théoriciens de la
gastronomie n'ont pas manqué de souligner la réciprocité des plaisirs du palais et du lit, et de prodiguer maints conseils éclairés. Curnonsky recommande pour favoriser l'amour de mettre près du lit des
glaces, des fruits et des biscuits. Les liqueurs conviennent au flirt et le champagne rafraîchit les amants fatigués. Brillat-Savarin dit des truffes qu'elles ont le pouvoir de rendre les femmes plus tendres et les
hommes plus aimables. La légende dit que Catherine II de Russie réussit à donner un héritier à Pierre Le Grand après un dîner de caviar. Henri IV aurait été conçu grâce à un pâté de foie aux truffes et l'Aiglon à une
pintade farcie aux truffes et au champagne. Décidément les truffes ont la cote! Si les aliments favorisent l'éveil des sens, ils sont également utilisés pour récupérer des fatigues qu'il induit. Casanova appréciait
ainsi qu'on lui serve un repas fait d'esturgeon, de gibier, de truffes et de vin de Saxe pour reprendre des forces après ses ébats amoureux. Et de la réparation à la stimulation, il n'y a qu'un pas. Ainsi, la
consommation de produits supposés aphrodisiaques se retrouve à toutes les époques et sous toutes les latitudes. Pour réveiller les ardeurs fatiguées on utilise des aides aussi variées qu'insolites, l'imagination à cet
égard semble être sans limite. Les aphrodisiaques doivent leur réputation, tout à tour, à leur forme (la corne de rhinocéros, le pénis de tigre séché) à la chaleur vasodilatatrice qu'ils procurent (le piment, de
nombreuses épices), à leur réputation de revitalisant (le ginseng) ou à leur faculté désinhibante (l'alcool). Madame de Maintenon faisait ingurgiter à un Louis XIV vieillissant un cocktail aromatisé
d'ambre gris et de musc. Quant à Louis XV, il faisait manger des ris à Madame de Pompadour pour la guérir de sa frigidité alors que la comtesse du Barry préparait au roi un savant plat, véritable concentré de produits
réputés les plus efficaces (œufs, foie gras, truffes, volailles, poivre, muscade et rognons de coq et fonds d'artichaut). Artichaut si suspect, qu'en 1666, on le déconseillait aux pucelles, au même titre que les
asperges. Aujourd'hui, les correspondances érotisme/gourmandise sont tout aussi vivaces. Il suffit pour s'en convaincre de voir l'utilisation commerciale qui en est faite. L'érotisme est ainsi largement utilisé par la
publicité. Les spots pour produits alimentaires faisant référence à des images de séduction, voire franchement sexuelles, ne se comptent plus. Les esquimaux, les sodas, le café, la bière et même le lait, qui ces
dernières années se dévergondent pour séduire les jeunes, jouent sur cette corde, sensible quel que soit le siècle. |