La BAC 2001
Qu'est-ce que l'art ?

Par Florence Charpigny

"Connivence 2001, prélude à 2003"
est son intitulé. "Biennale de transition"
l'a qualifiée. Ces appellations ne sont-elles pas quelque peu fades pour rendre compte de cette ambitieuse manifestation qui déploie plus de 80 oeuvres dans trois lieux : le Musée d'art contemporain, l'Orangerie du Parc
de la Tête d'Or et les Subsistances ?

Exit donc le tonique désordre de la Halle Tony Garnier ordinairement investie, et place à trois espaces qui laissent respirer les oeuvres, et limitent les inévitables focalisations autour des productions les plus spectaculaires. Mais à y regarder de plus près, n'y aurait-il pas une troublante contradiction entre l'investissement de lieux institutionnels, potentiellement représentatifs du système artistique caractérisé, selon les directeurs artistiques Thierry Raspail et Thierry Prat, par une manie proprement obsessionnelle des frontières (ce qui est dans l'art, ce qui n'y est pas), et l'antienne même de la Biennale, selon laquelle l'art est dépourvu d'extériorité ? Au moins cette tension est-elle symptomatique de l'intention affichée de témoigner de la complexité du monde.

Sobre, la scénographie sait se faire oublier et permet, comme dans un gigantesque jeu vidéo, d'explorer les espaces de manière aléatoire, de s'approprier les oeuvres au fil d'un cheminement singulier qui, propre
à chacun, créé une histoire chaque fois renouvelée.
Des champs? des formes ? et le temps…

Ainsi donc, dépourvu d'extériorité, l'art a envahi la totalité du domaine de la culture visuelle, y compris la danse, la musique, l'écriture, et s'approprie jusqu'à la représentation mécanisée du monde : la photo, le cinéma, l'ordinateur… Mais alors quel lien établir entre la forme et l'objet ? Pour dire autrement, la danse est-elle forme ou objet lorsque, échappant à la représentation hic et nunc , elle est médiatisée par la vidéo ? L'un et l'autre peut-être, comme le Merce by Païk qui montre la déconstruction du centre focal, l'abolition de la figure du soliste entouré du corps de ballet, et manifeste d'une rupture formelle. Placé à l'entrée du MAC, il est en soi métaphorique du propos de la Biennale. Autre espace, autre installation vidéo : le visiteur est entouré d'écrans, le voilà dans une soirée, la Third Party de Sam Taylor Wood : des inconnus qui pourraient être lui, dont il est, dansent, boivent, parlent, s'ennuient. Cadrage fixe des caméras, références plastiques à l'art "classique" passées au filtre d'une mise en scène très esthétisée méditent et nous poussent à méditer sur la nature morte, le portrait, se réappropriant avec allégresse les vieux modèles en abolissant leur chronologie, convoquant au passage la présence et l'absence, le temps qui passe.

Privé du discours qui produirait peut-être une cohérence, le visiteur a amplement matière
à bricoler son parcours et s'inventer sa propre Biennale. La thématique du temps peut lui offrir un fil conducteur. Temps rupture, temps qui passe… Autres rythmes, aussi immuables qu'aléatoires, le Jardin cosmopolite de Frédéric Le Junter conjugue son, lumière, mouvement, matériaux de récupération, roues qui tournent, petites choses fragiles qui bougent, baguette de bois qui fait vibrer un carillon,
qui fabriquent au total une infinie petite musique.
Si le temps de Frédéric Le Junter est durée, celui de Jean Nolle est temps révolu, celui  de 24 h / 24 h Las Vegas par exemple, récit documentaire qui, entre fascination pour la publicité et image stéréotypée d'une certaine Amérique des années 50-60, poupée Barbie plus que guerre du Vietnam, montre la société de consommation et renvoie aux formes et à la philosophie du Pop Art. Dans cette multitude d'appréhensions, Véronique Aubouy transcende le moment : son œuvre-action investit une autre œuvre qui fut également celle d'une vie : à Paris, à Budapest, en Slovénie, l'artiste filme des personnes très diverses disant des extraits de La Recherche, pour aboutir à une lecture intégrale du roman. Ici, temps rime avec complétude.

Temps actif, temps rapide, temps long enfin, celui de L'ennui de Will Self - encore une métaphore ? -, monstrueux journal rempli d'articles obtenus à partir de traductions automatiques de textes anglais, désopilant et désespérant, dont la forme, emblématique du pouvoir des médias, et le langage insipide, convenu et impudent évoquent irrésistiblement La France moisie ; au-delà, cette déconstruction du monde nous interroge sur la relation entre l'art et la société : par exemple que nous dit l'art de la société qui le produit ?
Héros anonyme, anonyme artiste

Outre la prégnance du quotidien (Steeve MacQueen et bien d'autres), la dénonciation (Will Self déjà nommé), la présence massive de films et de jeux vidéo, outre une nouvelle forme graphique, introduit au sein même de la Biennale une temporalité et une posture quasiment expérimentale dans notre rapport à l'art. D'un côté, la vidéo - comme la peinture,
la sculpture - externalise le spectateur, qui n'a aucune prise, sauf intellectuelle, sur la forme du film qu'il contemple ; par contre, le jeu fait du spectateur un acteur indispensable à sa performance, sinon son existence ; il peut y passer des heures, s'adonner à son plaisir, indifférent à ce qui l'entoure, protégé et en même temps livré aux regards par une vitre dépolie, acteur actant devant des spectateurs-acteurs regardant, comme dans un peep-show. Mais il est aussi co-créateur de l'œuvre dans sa forme même, lorsqu'il répond à l'invitation de Martin Le Chevallier à produire, à partir de fragments de films des années 40, son propre scénario des rapports amoureux. Et cette pratique renvoie largement à l'individualisation de la société : on l'expérimente en solitaire et, pour beaucoup, on apprendra plus sur soi-même que sur l'art de son temps.

D'un autre point de vue l'exploitation, par les artistes, des formes de création que sont le film, la vidéo, la photographie, n'est pas sans interpeller le corps social - si toutefois cette Biennale s'adresse à lui -, peu enclin à rompre avec les formes traditionnelles de l'art (la peinture, la sculpture, le dessin), et qui s'interroge sur la légitimité de leur présence dans l'institution muséale. Par exemple, en quoi - pourquoi - les photos prises dans la nuit du 30 avril 1995 à Ho Chi Min Ville par Edward Grazda sont-elles des oeuvres d'art ? En quoi sont-elles différentes des reportages photographiques des magazines ? De la même manière, quel est le statut du Sourire, rush anonyme d'un film des années 1930, ou d'images de caméras de surveillance du métro parisien ? Suffit-il de les présenter dans une institution artistique pour leur conférer le statut d'oeuvres d'art ? Là est peut-être le vrai propos de cette Biennale : qu'est-ce que l'art ?

Biennale de Lyon art contemporain
2001, prélude à 2003
Connivence
jusqu'au 23 septembre 2001
Musée d'art contemporain, Subsistances, Orangerie du Parc de la Tête-d'Or
Parcours associé dans les galeries, musées et lieux d'exposition de l'aggglomération lyonnaise.
www.biennale-de-lyon.org
1)Frédéric Le Junter
" Machine n°73 "
photo : Frédéric Le Junter
2)Space Invader
Vue de l'exposition " Next Player shoot again ", 2000
Installation - courtesy : Galerie Almine Rech
3)Will Self
" L'ennui ", 2001
projet de l'installation
4)Martin Le Chevallier
" Flirt 1.0 ", 2000
CD Rom, Jeu et vidéo