Eric Rondepierre
Les trente étreintes

Par Jean-Emmanuel Denave

Eric Rondepierre est-il photographe ? Apparemment pas : l'artiste ne prend aucune photo mais, parmi le flux des images existantes, il "prend" (au sens propre du terme) des photogrammes, les sélectionne et en fait des tirages de grand format.
"Rat de cinémathèque", Rondepierre visionne, depuis plus de dix ans, des centaines de films, connus ou inconnus, image par image. Puis, à l'instar de Duchamp, il s'en approprie certaines pour les élever au statut de photographies plasticiennes, d'œuvres d'art.
Pourtant, seule la patine du temps, le virement des couleurs et diverses métamorphoses accidentelles donnent aux photogrammes leur aspect plastique singulier : images brûlées, tâchées, tourmentées, craquelées, bosselées, rongées…

Pour son exposition à la galerie
Le Bleu du Ciel, Rondepierre a sélectionné trente photogrammes d'une séquence
d'un film inconnu de 1910, où un couple s'embrasse dans une chambre désuète. Cette scène banale s'ouvre, grâce
à l'artiste, sur un ensemble vibrant de significations et de perceptions nouvelles : les corps s'évanouissent pour laisser place à leurs fantômes, les lignes s'effacent et tourbillonnent, la perpective est absorbée par les halos lumineux ou les méandres des craquelures… "Monteur de l'ombre", Rondepierre traque ce qui, trop souvent, se dérobe à nos yeux aseptisés : la part maudite des images.
Inclassables et monstrueuses au regard de notre "vidéosphère" (clichés lisses et scintillants de la publicité, de la télévision, du cinéma commercial ou d'Internet), ces trente "mutantes" sont autant d'apparitions énigmatiques gorgées de durée et de hasards…
Rondepierre n'ajoute aucune image au monde existant (qui en est déjà saturé) mais un Regard, c'est à dire un œil doublé d'un geste.

L'archéologue fouille le rebut et l'inconscient de nos mémoires visuelles collectives, en suit les failles et les hiatus, les trous et le "hors-champ", pour accrocher aux cimaises des vestiges à la beauté envoûtante, subliminale, vertigineuse : trente fossiles corrodés dont les formes humaines s'estompent pour rejoindre le monde minéral, les couches de la matière.
Paradoxalement, Rondepierre retrouve, à travers son travail, l'essence même du geste photographique : enregistrer mécaniquement un peu de durée, une tranche de réel et révéler, sans intervention subjective, les formes "artistiques" produites par la chimie du temps.

Eric Rondepierre, Les trente étreintes, au Bleu du Ciel, 10 bis, rue de Cuire 69004 Lyon.
Du 23 juin au 28 juillet 2001.

Rondepierre expose aussi La Foule aux Subsistances dans le cadre de la Biennale d'Art Contemporain.
Publications récentes : Apartés, Filigranes Editions, Paris 2001. Dormeurs, Actes Sud, Arles 2001.