Gabrielle Seyssecq :
la musique du regard

Par Christian Soleil.

Gabrielle Seyssiecq exposait ses pastels, fusains
et portraits au cours du mois de juin chez Harmonia Mundi, 4 rue Sainte-Catherine à Saint-Etienne,
dans le cadre de la troisième édition de "Art dans
la ville". Intitulée "Cantates enfouies", l'exposition était placée sous le signe de la musique.
Sans doute la juxtaposition de cet art de l'instant
et de l'éphémère avec le travail pictural de l'artiste, qui s'inscrit dans le temps, constitue-t-il un premier paradoxe. Transformer la musique en peinture, s'emparer de partitions pour les colorer de pastels et en faire des œuvres matérielles, c'est un peu
la preuve par neuf que, comme le pensait Mishima Yukio, la matière dépasse l'esprit, puisque l'œuvre plastique perdure quand l'esprit s'est éteint. Chez Gabrielle comme dans les koen Zen, les paradoxes sont des outils pour dépasser la morne réalité du quotidien.

De fait, ses portraits, une série de sept visages intitulés do, ré, mi, fa, sol, la, si,
ont des yeux qui leur mangent le visage
et qui voient au-delà de l'illusion des sens. Leur champ semble englober l'univers. Sont-ils effrayés, ou effrayants  ? Menacés, ou menaçants ? Contenu ou contenant ? Simplement humains ou demi-dieux qui connaîtraient la vérité mais ne pourraient pas la dire parce qu'il auraient perdu
les mots ? Gabrielle joue sur un mode multi-sensuel. Elle nous trouble avec ses peintures parce qu'on ne sait plus à quel saint (sic) se vouer. S'agit-il de vision, de musique ou d'un mystérieux relief qui s'empare soudain de ces œuvres ?

Gabrielle brouille les cartes et établit entre les sens des correspondances presque rimbaldiennes. C'est que ces sens nous embrouillent et qu'il faut les dépasser pour frôler la vérité. La vérité ? Elle affleure dans chaque œuvre, comme un point d'interrogation autour duquel l'homme construit une vie sans certitude, comme un désir toujours porté, entouré, cajolé, jamais assouvi, comme un manque qu'on accepte et qui devient plénitude, un vice que l'on transcende et qui se fait harmonie.

Regardons ces œuvres et écoutons ce qu'elles nous disent : qu'il faut ouvrir grand les yeux, les oreilles
et les mains, qu'à trop s'ouvrir -  souffrir ? - on peut perdre mais qu'il faut bien vider la tasse si l'on veut la remplir ; que les couleurs et les sons sont des cadeaux qu'il ne faut jamais considérer comme acquis, mais qu'il faudrait saluer chaque jour;
que bien sûr l'essentiel n'est pas là, mais que
c'est par là qu'on y atteint, que c'est par une contemplation active qu'on peut s'en rapprocher dans une courbe asymptotique.

D'ailleurs, le do aigu, point d'orgue de la série de portraits de Gabrielle, est un éclatement de couleurs, un embrasement des sens, un gigantesque et formidable et joyeux incendie dans lequel il n'y a plus de visage, plus d'individu, plus d'inquiétude. Comme si l'ego des notes qui précèdent venait de se dissoudre dans un vaste nirvana où le temps et l'espace sont abolis, un Soi jungien qui communique en droite ligne avec un inconscient collectif. Gabrielle nous place avec ces portraits devant une évidence : tout n'est sans doute qu'illusion, le monde est certes vide, désarmant et déroutant, mais il faut en passer par là pour aller au-delà, et ne s'effrayer ni de l'étroitesse de notre prison apparente, ni de l'immensité infinie du monde extérieur sur lequel l'artiste entrouvre une fenêtre.

Toutes les œuvres de Gabrielle, gravures comprises, disent à leur manière la plénitude de sa vie. "Le bonheur suit le courage", disait le philosophe Alain. Le bonheur qui transparaît dans ses travaux ne se confond pas avec le confort, la satisfaction ou le plaisir immédiats. C'est un bonheur qui contient sa part de souffrance, de doute, d'interrogation, la tentation du désespoir et du néant sans laquelle il n'y aurait pas de dépassement. Il s'agit de détruire pour rebâtir. Il s'agit de mourir pour renaître. Gabrielle peint comme un médecin vous donne une médication. Elle est passée par là. Elle tente de nous montrer le chemin. A peine. Nous ne lui pardonnerions pas de nous guérir. Il nous faut le faire seuls. On n'est jamais libéré de l'extérieur. C'est une question à régler entre soi et Soi.