Les terrasses d'Ardèche,
des constructions culturelles

Par Florence Charpigny

Enseignant spécialiste du paysage, Jean-François Blanc a, sous le titre Paysages et paysans des terrasses de l'Ardèche, publié sa thèse de doctorat
de géographie en 1984, immédiatement après sa soutenance.
Pionnier par l'inscription du paysage au cœur de sa problématique, l'ouvrage était depuis longtemps épuisé…
Et Jean-François Blanc n'a jamais abandonné ses recherches sur l'Ardèche. C'est donc un fort volume abondamment illustré, largement remanié et actualisé qu'il nous offre aujourd'hui: Terrasses d'Ardèche. Paysages et patrimoine.

Le réajustement du titre illustre le renforcement thématique autour du paysage: entre autres compléments, un travail d'inventaire prenant en compte non seulement les formes des terrasses mais, comme on dirait à l'Inventaire, tout le "petit patrimoine bâti" qui en dépend (voûtes sur sourcin, bassins, abris, capitelles et autres chabottes), a été ajouté à la version initiale. Ancré sur l'objet "terrasses", c'est à partir d'une définition descriptive, minima pourrait-on dire, que l'auteur entame son cheminement: "Les champs en terrasses sont donc le fruit d'un aménagement volontaire de la pente en une série de paliers horizontaux ou inclinés appelés planches, soutenus par des murettes ou des talus enherbés". Avec en corollaire cette constatation qui peut tenir lieu de fil conducteur: les terrasses sont – ne sont que? – des moyens pour construire des champs.

Quatre parties structurent l'ouvrage: la première  "Les paysages de terrasses", embrassant tout d'abord une perspective géographique globale, dresse une typologie des terrasses à l'échelle
de la planète, d'Asie en Amérique du sud,
d'Afrique en Europe, avant de se concentrer sur l'Ardèche et de s'attacher à montrer que,
plus que le climat et le sol, ce sont les hommes,
leurs techniques et les contraintes du relief qui expliquent la géographie des terrasses.
Peu à peu, à travers la minutieuse description
de leur implantation et de leur construction,
comme celles des petits édifices qui leur sont associées, la logique des paysages se dessine, dans toute sa diversité, liée à des données géologiques ou physiques (la présence d'eau), liée à l'habitat et à la circulation des hommes et des animaux, puisque c'est à partir des hameaux que les terrasses colonisent le plus fréquemment la pente, liée surtout à la nécessité de gagner sur cette pente et de disposer, pression démographique oblige, de nouvelles terres cultivables.

A ces interrogations sur la localisation
des terrasses répond une seconde partie plus chronologique,
"La part des hommes et de la nature". Pourquoi et au prix de quelle rigueur
des hommes ont-ils, à un moment de
leur histoire, développé cette technique si coûteuse en énergie, en force, en temps? L'auteur s'attache, par un jeu d'échelle,
à situer les terrasses dans le temps. Temps long et agité de l'histoire tout d'abord, il montre comment, "du XIe au milieu du XIVe siècle se dessine une importante partie du paysage actuel. Impulsée peut-être par la culture de la vigne, mais surtout motivée par les céréales et le châtaignier, la culture en terrasses se répand très largement sur tous les versants du département". Puis après une période de déclin, un deuxième cycle d'expansion débute au XVe siècle, pour un siècle et demi. Mais au cours de la seconde moitié XVIe siècle, la montagne se dépeuple, les terrasses s'écroulent, avant que le XVIIe ne voit une recolonisation et nombreuses créations de terrasses éloignées des villages et hameaux, sous la pression démographique, pendant deux siècles et demi. Les années 1850 constituent l'apogée de la culture en terrasses, cependant, depuis le début du XXe siècle, la déprise est de 80%, "le reste, marginalisé et cultivé par une population très vieillie, est en voie de fossilisation. Après un long périple dans l'histoire de la civilisation méditerranéenne, la terrasse semble rejoindre l'archéologie agraire." A ce temps long répond le temps cyclique des saisons et des jours, piochage d'hiver, semailles de printemps, entretien des canaux d'irrigation, travaux intensifs de culture et de récolte de l'été et de l'automne, de la feuille de mûrier pour l'éducation du ver à soie aux châtaignes, en passant par les pommes de terre, le foin, le seigle, le raisin…Labeur immuable, plus peut-être que le paysage qu'il a à un moment produit, comme Jean-François Blanc le montrer dans la troisième partie, "Ecologie, fonctionnement et utilisation des terrasses".

En effet, note-t-il, "l'aménagement d'un versant en terrasses résulte d'une action anthropique à fins multiples.
Mais la terrasse comme le versant demeurent des équilibres fragiles.
En diminuant progressivement l'échelle,
on verra successivement la fragilité de
la parcelle, la fragilité du versant et les conséquences écologiques de l'abandon des systèmes de terrasses à l'échelle régionale." Dans ce chapitre réellement original, l'auteur s'attache à analyser les éléments de changement constamment renouvelés, et les processus naturels ou humains engagés, établissant une typologie des coteaux-terrasses dégradés, des plus destructurés, ceux que l'homme a abandonné, trop délabrés pour être récupérés, et sur lesquels se développe une végétation qui a bien du mal à reprendre ses droits et à reconstituer le climax, maintenant un "subclimax" plus ou moins évolué que les touristes confondent avec une nature "sauvage", aux terrasses totalement cultivées, rares espaces essentiellement occupés par la vigne, des arbres fruitiers ou des cultures maraîchères…

L'inévitable rupture du semblant d'équilibre procuré aux vallées ardéchoises par l'industrie de la soie, qui amenait dans les fermes le numéraire indispensable, a accentué l'exode rural et la déprise agricole ainsi que son effet le plus visible, un processus d'ensauvagement du territoire. Dans un dernière partie, "Economie contemporaine de la culture en terrasses", l'auteur propose une analyse des potentialités actuelles de l'agriculture de moyenne montagne et, à travers une description des conditions techniques, économiques, politiques et structurelles, à travers aussi les expériences en cours et les prises de conscience qu'il a remarquées récemment, fait un certain nombre de préconisations propres à mettre en œuvre des politiques de sauvegarde et de réhabilitation. "Trois schémas de perspectives s'affrontent: urbaniser les coteaux-terrasses, abandonner entièrement la technique des terrasses, réhabiliter l'agriculture en terrasses. Lequel l'emportera? " constate-t-il.

Cette conclusion douce-amère étonnera peut-être dans un travail scientifique. Mais s'écartant de la distanciation universitaire, Jean-François Blanc prend position et se présente comme acteur du territoire, d'un territoire qu'il connaît bien aussi parce qu'il en est originaire. Il est courant, dans le monde scientifique, de postuler qu'un chercheur doit être extérieur à son objet, de manière à avoir un recul suffisant. L'intimité de l'auteur avec son sujet nous montre qu'une telle transgression n'est pas stérile, et que beaucoup d'autres travaux de cette ampleur sont encore à mener dans cette région mal connue et, singulièrement, mal aimée des chercheurs institutionnels. C'est peut-être cette cohérence profonde, prolongée par un patient travail d'iconographie - il faut saluer la pertinence des croquis et des coupes qui ne se contentent pas d'illustrer, mais qui expliquent -, et la lumineuse collaboration avec Catherine Blanc, auteur des photographies, qui fait le charme de cet ouvrage traitant d'un thème complexe, peu abordé par les autres disciplines des sciences humaines, contraignant l'auteur à des incursions dans les méthodologies de l'histoire et de la sociologie, notamment l'enquête orale, particulièrement complexe à manier, en ce qu'elle livre des traditions plus que des faits, des descriptions déjà médiatisées par la parole et la mémoire.

Ainsi donc, les terrasses ont été des outils d'aménagement de l'espace. Mais elles ont été beaucoup plus que cela: des constructions culturelles, des marqueurs identitaires, des éléments auxquels à présent on attribue un rôle majeur dans le processus de réenchantement associé aux notions de patrimoine rural et de développement durable. Reste aux Ardéchois d'aujourd'hui, grâce à cette esquisse de ce que pourrait être leur modernité, à veiller à ce qu'elles ne soient pas les témoins d'un passé révolu.

Jean-François BLANC, Terrasses d'Ardèche. Paysages et patrimoine, chez l'auteur, 2001, 155 p.

Contact : BLANCJF@net-up.com

1)Vignobles et terrasses
Faugères (Avant-pays cévenol)
2)Maison traditionnelle
à Faugères (Avant-pays cévenol)
3)Technique de la terrasse
utilisée pour freiner l'eau d'écoulement
Vallée de la Drobie (Cévenne)
4)Châtaigneraie
sur terrasses en Cévenne

Ph.: © Catherine Blanc