Gore Vidal (1)
la franchise déçue

Propos recueillis par Christian Soleil.

Quand on discute avec Gore Vidal, il semble que rien ne soit tabou. Pas son amitié avec les Kennedy, en tout cas, ni son amitié avec Jack Kerouac, encore moins sa correspondance avec Timothy McVeigh. Mais parlez-lui d'amour, d'enfants ou de l'immortalité, et vous verrez ce qui se passe. Nous rencontrons le grand provocateur avant sa conférence au festival d'Edinbourg.

Gore Vidal habite au sommet d'un falaise qui surplombe la côte d'Amalfi. La brise souffle régulièrement par rafales, soulève la marquise qui sanctionne l'entrée, puis retombe avec elle, partageant le tempérament du vieux célibataire américain qui se dresse dessous, sur son balcon, considérant la mer d'un bleu de cobalt. "Vous savez, dit Gore Vidal avec un large sourire, tous les matins à dix heures un voilier de touristes passe sous mes fenêtres et il me faut entendre une femme qui raconte l'histoire de ma vie dans un haut-parleur. " Pause. " Il est suivi par un autre bateau qui raconte la même histoire en italien."

Pratique, pour ne pas oublier qui il est. "Oui." Le même sourire, un regard fixe perdu au loin. "Il y a des matins comme ça." Malgré cette apparente lassitude du monde des hommes, Gore Vidal est secrètement ravi de figurer à 75 ans une véritable attraction touristique. Il peut en effet faire preuve dans certaines circonstances de condescendance et d'arrogance. "Il n'y a pas un seul problème humain qui resterait sans solution si les gens faisaient simplement ce que je dis", a-t-il déclaré un jour sous la forme d'une boutade. Depuis trente ans, lui et son compagnon, Howard Austen, ont divisé leur temps entre une maison à Los Angeles et ce somptueux palais de cinq étages à Ravello, un endroit jadis considéré comme sacré et dédié au dieu Pan qui est maintenant devenu un mausolée en hommage à Gore Vidal, un musée dont il est la pièce maîtresse, un rappel de ce qu'il aurait pu être et de qui il est. La maison a été construite par un anglais en 1925 – "L'année même où j'ai été fabriqué." -- et elle est entourée de terrasses où poussent des oliviers, des vignes, des cèdres et des cyprès. On ne peut pas y accéder en voiture, mais en cheminant le long d'un sentier qui suit la corniche, et en passant trois barrières de sécurité.

A l'intérieur, accrochées aux murs, des dizaines de caricatures, de photos et de couvertures de magazines reproduisent le visage saturnin de Gore Vidal. Sur les rayons de son bureau sont alignés plus de quarante volumes différents portant son nom sur la tranche: recueils d'essais, pièces de théâtre, scénarios de films télévisés, vingt-quatre romans, et une autobiographie. Près de la fenêtre, le jeu d'échecs gravé à la main devant lequel Gore et Howard s'installent tous les jours pour disputer une partie. On passe un hall aux murs couverts de toiles napolitaines du XVIIe siècle pour se retrouver dans une drawing-room où le regard est arrêté par des tapisseries, une tête de Zeus gréco-romaine, un Bouddha qui s'écaille et un plancher en mosaïque du premier siècle après J.C. dressé à la verticale le long d'un mur. Parmi les photos encadrées disposées sur la table près de la porte, une image sérieuse de la femme qu'il se vante d'avoir convertie aux lunettes noires, sa demi-sœur, Jackie Kennedy, "dont la beauté garçonne et la malice rafraîchissante ont été une grande joie pour moi." Il y a d'autres photos, on voit Gore Vidal, politicien raté mais observateur et commentateur percutant de la vie politique, en tournée électorale avec Harry S. Truman; Vidal partageant une bonne blague avec son ami John F. Kennedy; Vidal avec Hilary et Chelsea Clinton, prise lors de leur visite et barrée des mots: "Pour Gore, avec nos remerciements pour nous avoir laissé rentrer sans permission."

L'homme tient parfois salon ici, entouré d'un cercle d'amis qui comprend aussi bien Sting ou la princesse Margaret que Paul Newman. Mais les visiteurs ont probablement toujours cette impression tenace de violer son intimité, parce que c'est ici qu'il vient pour écrire, sur un bureau en noyer, à la main. Depuis trois mois il travaille à un essai sur l'exécution de Timothy Mc Veigh, l'homme qui, en 1995, tua 165 personnes en faisant sauter le siège du FBI dans l'Oklahoma. Vidal partageait le sentiment d'horreur de McVeigh devant la conclusion brutale par la police fédérale du siège de Waco, au Texas, en 1993. Il pense que si McVeigh s'était vengé sur le bâtiment du FBI de nuit, quand celui-ci était désert, on en aurait fait un héros. McVeigh lui a écrit après avoir lu un article que Vidal avait signé dans Vanity Fair, et les deux hommes ont entamé une correspondance. Vidal a trouvé McVeigh intelligent et sympathique. Le condamné l'a invité à assister à son exécution, à l'une des places réservées pour la famille et les amis. Finalement Vidal est resté à Ravello.

Gore Vidal et la mort
Le Maître, comme on le désigne localement, porte un pantalon vert en lin et une chemise à carreaux roses dont les boutons sont tendus sur son ventre. Il entre dans la pièce en traînant les pieds, s'installe dans un fauteuil, et croise les jambes avec raideur, ce qui fait sauter le bouton du bas. Les rides de ses joues se résorbent quand il lève les sourcils, dans l'attente d'une question.

Cela ne le dérange pas que nombre d'Américains voient dans son amitié pour McVeigh une offense à la nation et un acte de traîtrise? "Fuck that" lance-t-il avec un sourire sans joie. "Je sais comment l'opinion est fabriquée aux Etats-Unis." Il s'exprime avec lenteur, une sorte de langueur, et sa voix roule les voyelles. "Le New York Times est pour nous ce que La Pravda était pour les Soviétiques. McVeigh était le membre d'une conspiration bien plus grande, mais ça ne les intéressait pas. Ils voulaient diaboliser Mc Veigh, comme un fou qui avait tué des enfants. Ils voulaient un nouveau dément solitaire comme Lee Harvey Oswald. Ce cas est plus étrange et plus sinistre, et il se situe à la même échelle. McVeigh était un soldat très décoré, et il ne souffrait d'aucun vice. L'Amérique est un pays plein de conspirations, et pourtant quand on prononce ce mot à la télévision l'intervieweur ricane bêtement, si bien que les gens imaginent que seuls les idiots qui  croient aux enlèvements par des extra-terrestres croient dans les conspirations." Pause. La voix baisse de volume. " Mais ne savent-ils pas qu'ils se font avoir. On leur ment tous les jours. On ne m'a pas permis de mentionner Waco à la télévision. On a coupé au montage. Nous sommes un pays fortement censuré, comme je le fais remarquer ce mois dans Vanity Fair."

Alors pourquoi n'est-il pas allé à cette exécution ? A-t-il attrapé un froid diplomatique? "Eh bien j'ai essayé d'y aller. J'étais tout prêt à y aller pour la première fois de ma vie. Mais au moment où je descendais de l'avion il y a eu un sursis. Ses juristes devaient étudier 4000 documents et je pensais qu'on leur donnerait au moins un mois pour cela, mais ça n'a pas été le cas. Ils étaient trop impatients de le supprimer. Il me fallait trois jours pour y aller et je n'avais matériellement pas le temps."

Cela ne lui aurait-il pas donné des cauchemars d'assister  l'exécution? Longue pause. "Je ne pense pas que les vieilles gens fassent ce genre de cauchemar. Ils sont plus près de la mort eux-mêmes. La plupart de leurs amis sont déjà morts." Il ne souffre pas d'angoisse de mort, alors? "Cela dépend de notre nature. Ceux d'entre nous qui sont allés à la guerre à 17 ans pensaient être tués. La moitié des garçons avec qui je me suis entraîné dans l'infanterie sont morts au combat."

"J'étais trop poli pour demander."
Le premier amour de Vidal, Jimmie Trimble, est mort en combattant les Japonais à Iwo Jima en 1945. Il s'étaient connus à douze ans à l'école de Saint Alban à Washington, DC. Dans ses mémoires scandaleux et enjoués, Palimpsest (1995), écrits dans un style d'une grande élégance, Vidal compare Jimmie à Rosebud de Citizen Kane, le secret qui explique tout. Il compare aussi leur relation à celle d'Achille et de Patrocle et il dit que la sueur de Jimmie avait un goût de miel, "comme celle d'Alexandre le Grand".  C'est peut-être une conception d'écrivain, mais les passages concernant Jimmie semblent douloureux. Quand il a appris sa mort, a-t-il songé au suicide? "Cela confirmait ce que je pensais qui devait nous arriver à tous. A cette époque je n'étais pas du tout stoïque à cet égard. Mais non, je n'avais aucune velléité suicidaire. Et l'amour est un terme très évasif. Disons que nous nous identifions l'un à l'autre. Je ne veux pas l'exprimer en termes romantiques. C'était plus étrange que cela. Plutôt comme un jumelage. Ce genre de chose peut paraître bizarre mais il faut se souvenir que j'avais appris une douzaine d'autres morts avant ce qui s'est passé le premier mars 1946 à quatre heures du matin."

Cela a durci son cœur? "Je n'ai jamais, en aucune manière, vérifié le niveau de morbidité de mon cœur." A-t-il été amoureux depuis? "Je ne sais pas ce que cela veux dire." Pause. "C'est une question à poser aux gens qui se préoccupent vraiment d'eux-mêmes. Je suis plus intéressé par les crimes actuels de la Cour Suprême. Par l'histoire de l'Amérique."

Je ne suis pas convaincu, et je le lui dis. Ses mémoires, ses romans, participent d'un exercice d'auto-analyse. Il est après tout son meilleur sujet. "C'est gentil de votre part mais ce n'est pas vrai. Philip Roth écrit sur Philip Roth. J'écris sur Lincoln."

Et pourtant il semble qu'il ne soit jamais plus tombé amoureux. Il a une photo géante de Jimmie à l'âge de 17 ans dans sa chambre et il fait des rêves récurrents où il se voit courir à travers les forêts du Potomac, où les deux garçons avaient l'habitude de jouer.  Dans Palimpsest il écrit qu'à l'âge de 25 ans, il a abandonné l'idée de trouver l'autre moitié, le jumeau, qui lui donnerait à nouveau une sensation de complétude et qu'il a décidé alors de se lancer dans "un millier de brèves adhésions anonymes." Vidal a une approche oecuménique de la sexualité.  Il pense que seuls les actes, pas les gens, peuvent être caractérisés comme homosexuels ou hétérosexuels. Quand un journaliste lui demande un jour si sa première expérience fut homo ou hétérosexuelle, il répond: "J'étais trop poli pour demander." Il a écrit sur une femme dans sa vie, une actrice avec qui il aurait vécu un temps dans une "compagnie amoureuse". Et, en 1950, il rencontre Howard Austen, un garçon juif du Bronx, à la voix râpeuse, qui travaillait dans un bar à sodas pour pouvoir poursuivre ses études à l'université de New York. Ils vivent ensemble depuis lors, mais, d'après Vidal, la sexualité n'a joué aucun rôle dans leur relation.

Vidal se définit lui-même comme une personne émotionnellement réservée. "Il n'y a personne de chaleureux et d'aimant à l'intérieur," a-t-il affirmé un jour. "Sous mon apparence froide, une fois qu'on a brisé la glace, on trouve de l'eau froide." Et pourtant lui et Austen ont réservé une concession au cimetière de Rock Creek à Washington, DC, à quelques mètres de l'endroit où Jimmie est enterré. N'est-ce pas la preuve d'une trace sentimentale? "Je ne m'apitoie pas sur mon sort. J'ai hérité mon stoïcisme du fait que j'ai passé ma jeunesse avec un aveugle, à lui faire la lecture. Quand j'ai atteint l'âge de dix ans, mon grand-père (T.P. Gore, un sénateur de l'Oklahoma) avait perdu l'usage de ses deux yeux. On ne s'apitoie pas sur son propre sort quand on a eu un tel modèle de vie." Quand Gore Vidal avait dix ans, ses parents ont divorcé, et il est allé vivre avec son grand-père. Son père, Eugène, était un sportif renommé. Héros national, il est devenu un pionnier de l'aviation, il a fondé trois compagnies aéronautiques privées, dont  la TWA, et il a été membre du cabinet Roosevelt. Sa mère, Nina, devait épouser le financier milliardaire Hugh D. Auchincloss, qui allait ensuite la quitter pour se marier avec Janet Lee Bouvier, la mère de Jacqueline Bouvier (bientôt Kennedy). Son père était d'après lui un homme charmant et serein, mais sa mère était un "parfait monstre". Il ne se souvient pas de l'avoir jamais aimée. A sept ans, il commence de mettre le feu aux objets et de voler des montres en guise de protestation. A onze ans, il vomit quand il la voit. Il refuse enfin de la voir pendant les vingt dernières années de sa vie.

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