Gore Vidal (2)

Propos recueillis par Christian Soleil.

Est-ce que ces haines sont nécessaires à sa vie?
Vidal est une sorte d'autodidacte. Il n'a jamais fait d'études supérieures, et il a toujours lu des livres avec une passion qui frise la fanatisme. Sa mère n'aimait pas qu'il lise. Voit-il un rapport? "Elle préférait boire un Martini que lire un livre, et je dois dire que moi aussi, aujourd'hui, mais pas à dix heures du matin. Non, le personnage le plus important de mon enfance est mon grand-père, et ma mère avait une peur bleue de lui. Il y avait un froideur terrible et géniale que l'on trouve parfois chez les brillants politiciens. Il commençait de se transformer en marbre sous vos yeux et j'aimais beaucoup ça quand il le faisait avec ma mère. 

Je suggère qu'il a quand même été sans pardon dans ses portraits d'elle. " Je ne dirais pas sans pardon.  Exact. Je ne pense pas à elle. C'était un personnage comique mais elle avait aussi un charme énorme. Elle était plus belle que Tallulah Bankhead mais c'était le même genre de fille. Des filles de politiciens." Elle pouvait ouvrir la porte aux visiteurs toute nue? "Oh oui, et vous recevoir sur les toilettes. Cela ne me gênait pas. J'avais l'habitude. Elle n'avait aucune conscience d'elle-même."

Auquel de ses parents ressemble-t-il le plus? "Je ne pense pas que je ressemble à l'un ou à l'autre. Je suis plus proche de T.P. Gore. C'était un observateur mordant. Un grand comédien. Il donnait toujours d'excellents conseils. Il disait: "Quand quelqu'un t'inflige une blessure, tend l'autre joue, attend ton heure et un jour il mettra sa tête sur le billot; alors tu l'auras." Moi aussi, j'attends."

C'est certain. Gore Vidal est connu pour ses haines autant que pour ses écrits. Parmi d'autres, il a combattu Bobby Kennedy? Truman Capote et Norman Mailer. Un jour Mailer a donné un coup de tête à Vidal. Une autre fois, Vidal a mordu la main de Mailer. Sa réputation de provocateur à la langue de vipère a été faite lors d'un débat télévisé en 1968: Vidal y traita le journaliste William F. Buckley de crypto-nazi, à quoi Buckley répliqua en hurlant, à la grande satisfaction d'un Vidal au sourire sardonique: "Ecoute, sale pédé, arrête de me traiter de crypto-nazi ou je te mets sur ta putain de gueule." Est-ce que ces haines sont nécessaires à sa vie?  "Il y en a eu très peu de telles. La plupart viennent de journalistes et d'écrivains. Je passais beaucoup de temps en compagnie d'écrivains quand j'étais jeune, mais j'essaye d'éviter à présent, parce qu'à mon âge… (soupir)… il est toujours question de prix ou de critiques ou de camaraderie, tout ce qui m'ennuie. Il faut vous souvenir qu'il m'a fallu faire face à pas mal de lubies. Imaginez ce que c'est d'être contemporain de Truman Capote. C'était un menteur pathologique. Plus le mensonge était gros, plus les lunettes qu'il portait étaient noires. Les Gore sont une famille extrêmement combattive, à l'exception du cousin Albert (Al Gore, le candidat aux présidentielles de 2001). C'est dommage, mais il est le seul qui n'a pas hérité de l'amour de la famille pour un bon combat. Les gens qui s'engagent dans des querelles ont tendance à tout prendre pour eux. Si quelqu'un m'attaque, je réponds."

S'il aime provoquer, Gore Vidal n'apprécie pas tellement qu'on le provoque. En 1960 il a fait campagne à New York dans le camp des démocrates pour intégrer le Congrès, et en 1982 pour devenir sénateur en Californie. Les deux fois sans succès. D'après lui, il aurait pu l'emporter la deuxième fois sans la parution d'un article homophobe d'Auberon Waugh dans le Spectator. "Provoquer n'est pas insulter" remarque-t-il. "Mais je n'ai jamais pris Auberon Waugh au sérieux, sauf quand… lui ai-je botté le train dans le Spectator?" C'est le moins qu'on puisse dire: il a usé de son droit de réponse de manière musclée. Il emploie le terme "insulté": au regard des insultes qu'il a copieusement distribuées au fil des ans, n'est-ce pas un peu exagéré? "Citez-moi une ligne que vous trouvez vicieuse. Juste une…"

Il marque un point. Vidal a pu traiter Ronald Reagan de "triomphe de l'art des embaumeurs", mais c'était plutôt humoristique. La plupart des épigrammes qui l'ont rendu célèbre ont offensé leurs destinataires non pas par leur caractère directement insultant, mais par leur évidente justesse. Quand on lui demanda ce qui se serait passé si Krouchtchev avait été assassiné au lieu de Kennedy en 1963, il répliqua: "Je pense que je peux dire sans risque de me tromper qu'Aristote Onassis n'aurait pas épousé Madame Krouchtchev." Quand le romancier Richard Adams l'insulta en direct à la télévision, Gore Vidal lui retourna l'insulte et lui souhaita une bonne année.A la mort de Truman Capote, il remarqua simplement: "C'est bon pour sa carrière." Quels que furent les derniers mots de Capote, ils sont passés inaperçus par rapport à cette déclaration. "Eh bien, premièrement il était mort, donc il s'en fichait. Et c'était bon pour sa carrière parce que cela faisait longtemps qu'il mourait en public, s'effondrant régulièrement à cause des drogues et tout ça. En plus, c'était un commentaire privé."

A-t-il songé à ses dernières paroles? "Nous avons tous des dernières paroles, mais nous ne savons pas ce qu'elle seront. Pourquoi pas: "A suivre." Cela ne colle pas très bien avec son athéisme revendiqué, en tout cas. Il sourit et admet: "Non." Mais il a pensé à sa fin. "Tout ce qui constitue mon monde disparaîtra avec moi. Les choses et les gens. Quand je partirai, tout sera blanc." Peut-être pense-t-il qu'il existe une forme d'immortalité dans les livres? "Vous voyez les gens lire, vous, dans un proche avenir? Le livre est presque hors de propos. La poésie a plus de chances. La fiction, je ne suis pas sûr. Je vois l'essai comme probablement l'ultime forme de prose nécessaire. J'imagine que Montaigne durera plus longtemps que Shakespeare, qui deviendra trop difficile."

Gore Vidal écrivain
Il est difficile de juger si les livres de Gore Vidal remporteront l'épreuve du temps. Comme romancier il est respecté mais rarement révéré. Son premier roman Williwaw, sur la seconde guerre mondiale, a été publié quand il avait 21 ans, et son troisième, The City and te Pillar (1948) s'est bien vendu parce qu'il l'a projeté hors de l'établissement littéraire puritain, explorant des thèmes homosexuels qui étaient alors tabous. Il signa les cinq romans qui suivirent – des thrillers qui connurent un succès mitigé – de pseudonymes : Edgar Box, Cameron Kay et Katherine Everard. Une carrière de scénariste à Hollywood – The Wedding Breakfast (1956), Suddenly Last Summer (1959), The Best Man (1964) – le sauva de l'ombre dans les années cinquante. Julian (1964), un roman sur l'empereur roman Julien II, le réinstalla comme écrivain littéraire dans l'opinion du public. Harold Bloom, un critique éminent, acclama son talent lors de la sortie de son nouveau best-seller, Myra Breckinridge (1968), un roman humoristique sur un mégalomane transsexuel. Bloom le qualifia de "meilleur roman de tous les temps". Et une série de sept romans historiques, débutée avec Washington DC (1967) et bouclée avec The Golden Age (2000) – une chronique de la vie publique américaine de la Révolution à nos jours présentée à travers la perspective d'une famille unique – lui a valu le titre non officiel de biographe de la nation. Mais aucun de ces ouvrages ne semble individuellement aussi indispensable que les romans de John Updike, Saul Bellow, ou même de Norman Mailer et Truman Capote. Vidal est assez philosophe à ce sujet: "Pour ceux qui n'ont pas lu mes livres, je suis surtout connu pour mes préparations capillaires."

Vies privées
A-t-il songé à gagner l'immortalité en ayant des enfants, une condition à laquelle beaucoup aspirent? "Aspirent et transpirent" note-t-il sans rien laisser passer. "Ils ont ma compassion. Nous sommes programmés pour nous répliquer afin que l'espèce survive. Mais que se passe-t-il quand il n'y a plus de planète et plus de race humaine? La composition d'atomes qui nous constituent vous et moi seront un jour décomposée."

Au début des années cinquante, dit-on, Gore Vidal aurait eu une relation avec un serveuse de Key West. La jeune femme aurait été enceinte et aurait choisi de se faire avorter. Si cette histoire est vraie, ne lui arrive-t-il pas de songer à ce qu'aurait pu être sa vie? "Parlez-moi plutôt de l'euro." Si l'on poursuit l'hypothèse, penser que ses gènes se poursuivent dans un enfant ne serait-il pas un réconfort en vieillissant? "Vous voulez dire avoir quelqu'un qui menace mes héritiers et leur fasse des procès?"

Il n'y a guère de preuves aujourd'hui de la vanité légendaire de Gore Vidal – "une personne narcissique, dit-il un jour, est quelqu'un de plus beau que vous" et son visage mal rasé est piqué de petits poils blancs. Quand il était jeune, on le considérait comme une beauté. Harold Acton le trouvait "agressivement beau", et la romancière Elaine Dundy disait: La simple vue de Gore a pour effet de nettoyer mon palais aussi instantanément qu'un sorbet au citron." Lui arrive-t-il de regarder ses anciennes photos et de pleurer sur sa jeunesse enfuie? "Je ne me suis jamais beaucoup plu, je n'étais pas mon genre, alors je n'ai jamais vu une grande perte."

Il me montre une photo de lui serrant la main d'un Jack Kennedy grimaçant. "Il est probablement en train de me dire [il serre les dents et imite le ton de Kennedy], "Essaye de savoir qui est cette fille là-bas dans la robe jaune." Il pouvait parler et sourire en même temps, vous savez." Une belle imitation, digne d'un one-man show. En ce qui concerne la place des Kennedy dans l'histoire, ne pense-t-il pas que l'assassinat de JFK a été une bonne chose avant que ne soient exposées au public sa vie de débauche et sa dépendance aux drogues? "Nous sommes aux Etats-Unis d'Amnésie. On ne se souvient de personne. Je suis persuadé que la moitié des gens ne savent pas qui il est à présent."

Dans Palimpsest Vidal révèle que Kennedy aimait faire l'amour dans son bain avec la fille au-dessus de lui parce qu'il n'avait pas un beau dos. Un jour, avec une actrice, il l'a attirée à l'arrière jusqu'à ce qu'elle ait la tête sous l'eau, ce qui eut pour effet une attaque pour elle et un orgasme pour lui. "Elle le déteste encore." Je dis à Vidal que je ne peux pas regarder une photo de Kennedy sans penser à cette histoire. "Il était débauché, c'est vrai. Il y avait une nouvelle femme tous les jours. Il avait une sorte de candeur à ce sujet avec ses amis. L'artiste Bill Walton était un de ses grands amis – de même que moi – et Bill et moi nous inquiétions beaucoup pour lui la première année, nous pensions que quelqu'un allait le tuer. Pas Lee Harvey Oswald mais un mari courroucé pendant que Jack s'enfuirait par les égouts. Jack disait: "Ils ne peuvent pas imprimer quoi que ce soit là-dessus tant que je suis en vie. Et quand je serai mort je m'en fiche." Il ne pensait pas vivre vieux, et il y avait des spéculations parmi ses amis sur ses chances de terminer son premier mandat à cause de ses ennuis de santé. Il prenait énormément de remèdes, notamment de la cortisone, qui affecte le jugement."

A-t-il suivi l'affaire du Je crois que c'est vrai de la plupart des hommes qui en ont l'opportunité. Mon père pendait autrement. Il trouvait les politiciens asexués. La différence, c'est qu'aujourd'hui la presse estime qu'elle a le droit de tout savoir sur leur vie privée." Elle n'a pas le droit? "Bien sûr que non. Qu'est-ce que le sexe a affaire avec l'administration d'un pays?" On pourrait avancer qu'un leader incapable de contrôler ses appétits sexuels et logiquement infidèle à son épouse serait difficilement crédible pour agir respectueusement et honnêtement à l'égard de son pays. "Prenons Jules César, hein? Je ne crois pas qu'il ait été un très bon leader. Lloyd Georges, en revanche, n'était pas trop mauvais." Un appétit sexuel serait donc un pré-requis pour un bon leadership? "Cela n'a rien à voir. C'est comme si vous prenez quelqu'un qui mange trop. Cela n'entraîne aucune conséquence sur le style ou la qualité du leadership, sauf dans les pays anglo-saxons où il y a une hystérie à ce sujet. Vous vous êtes intéressé à la vie sexuelle de politiciens de votre époque?" Absolument! "C'est morbide."

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