Gore Vidal (3)

Propos recueillis par Christian Soleil.

USA today
L'affaire Monica Lewinsky a été le drame politique le plus marquant des dix derniers années aux Etats-Unis. "Je peux vous assurer que non, et j'ai passé pas mal de temps à attaquer Mr Starr pour l'opération de déstabilisation qu'il a menée contre Mr Clinton. La notion de parjure n'a aucun sens dans une poursuite civile. Le processus menaçait de pourrir tout le système, jusqu'à l'effondrement de la République en dernier ressort. Il faut changer le système électoral si nous ne voulons pas voir gouverner un comité du Pentagone – préférable, je suppose, à la Cour Suprême."

Il doit être très, très fier d'avoir Georges W.Bush comme Président des Etats-Unis. Il éclate de rire. "Je n'aurais jamais souhaité une telle maladie à mon pays. Qu'il soit ridicule est déjà humiliant pour les Etats-Unis. Mais les choses bougent. On dit même que Bush ne terminerait pas son mandat. C'est devenu un pays sans loi. La constitution s'est effondrée. Nous n'avons plus d'ennemis sauf ceux que nous élisons et sélectionnons et dirigeons vers les bombes nucléaires les plus proches. Ils ont besoin d'un ennemi à provoquer, d'une diversion. C'est la mentalité de ces gens de dixième rang qui font à présent de la politique parce que l'Amérique des entreprises les apprécie. Ils sont malléables. Ils leur donnent des contrats pour fabriquer des boucliers anti-missiles qui ne marcheront jamais. C'est profondément corrompu. Le non-brillant Bush est né dans un système qu'il considère comme allant de soi. Son père était également corrompu. Au moins avec Kissinger, le tueur mondial, on avait un homme très brillant qui savait comment entrer et sortir d'une salle sur la pointe des pieds. Ces gens-là avancent avec leurs gros sabots."

Les écrivains doivent dire la vérité, ou tenter de la dire. C'est ce que pense Gore Vidal. Et les politiciens ne doivent jamais abandonner la partie. Comme écrivain, il a approché le pouvoir de très près. Mais il n'a pas été celui qui a la Maison Blanche devait prendre des décisions sur la crise de missiles de Cuba, ou le Vietnam, ou la crise pétrolière. Pense-t-il qu'il n'a pas réalisé tous son potentiel? Quelquefois. Cela m'a traversé l'esprit il y a deux jours : le dernier secrétaire de mon grand-père m'a envoyé des lettres. L'une concernait le plan du sénateur Gore qui voulait m'établir à New Mexico, mettre mon nom sur un bulletin de vote et me lancer sur la voie d'une carrière politique traditionnelle. Quand j'ai publié The City and the Pillar, ce projet s'est interrompu. J'ai fait un choix. Je ne l'ai jamais regretté. Les écrivains peuvent réellement influer sur l'histoire s'ils ne se confinent pas – contrairement à beaucoup de journalistes – à écrire sur des vies privées."

Son éventuelle carrière politique était vouée de toute façon à l'échec, si l'on en juge par sa fâcheuse tendance à l'honnêteté. "Comme Portillo, hein?" Il prononce le nom à l'espagnole, Por-tee-o. "Non, j'aime penser que j'ai des profondeurs de malhonnêteté jamais encore révélées. " Est-ce l'homophobie qui a eu raison de Portillo? "Peut-être. C'est peut-être que les vieilles lèvres pincées des conservateurs n'aiment pas les lèvres charnues des ibériques."

"Ne faites jamais confiance à un medecin"
Norman Mailer décrivit un jour Gore Vidal comme quelqu'un qui n'éprouvait aucune honte devant les arguments intellectuels. "Il est absolument dépourvu de personnalité et de fondement moral," dit-il. Est-ce que Vidal pense qu'il est un homme de bien? "Je n'ai jamais pensé en ces termes. "Utile j'aimerais dire." Est-il heureux? "Oh oui, très serein." Il ne souffre pas, comme on a pu le penser, de relents de mélancolie? Cela arrive en vieillissant. A cause des médicaments qu'il faut prendre. Cinq pilules par jour. [Il souffre de diabète.] Elles finissent par altérer l'humeur. Les médecins n'ont aucune idée de la manière dont une pilule peut affecter l'autre. Je vais vous donner un tuyau: ne faites jamais confiance à un médecin. D'ailleurs, pourquoi personne ne ressort The Doctor's Dilemma ? Shaw serait-il trop brillant?"

Dans le palace sur le promontoire qui domine la côte, cinq heures ont passé. L'air du soir transporte des senteurs de lavande et le son des cigales. Une cloche sonne dans un monastère voisin. Vidal me propose d'utiliser la piscine. "Nous n'avons pas besoin de maillots ici, c'est très privé. Une bouteille de scotch a été entamée, du VAT 69, deux verres servis d'une main tremblante, deux autres, et encore deux autres. La bouteille est vide. Howard est apparu dans sa robe de chambre pour dire bonjour et il a disparu. Le magnéto éteint, un autre aspect de la vie de Gore Vidal apparaît, moins impérieux et soucieux de soi, plus bohémien et espiègle. Assis dans la lumière douce du soir qui se penche, il parle de sa tentative de goûter à l'opium, qui l'a rendu malade, de son goût pour la pornographie mais en tant que fiction. Il a écrit le scénario de Caligula puis, quand il a vu le film de Tinto Brass, il a demandé qu'on enlève son nom du générique. A une époque, il partait draguer en compagnie de Tennessee Williams et de Tom Driberg. Il a même eu une aventure avec Jack Kerouac, mais seulement pour l'amour de la littérature.

En fait, Gore Vidal est exactement fidèle à l'image qu'on attend de lui. Sa courtoisie est extrême, le ton est amusé, les flèches qu'il décochent frappent en plein dans le mille, et ses affirmations péremptoires ne souffrent aucune contradiction. Sa conversation est entrecoupée de traits d'humour volontiers sardoniques, comme on peut l'espérer d'un homme qui a affirmé: "Ne laissez jamais passer une occasion de faire l'amour ou de passer à la télévision" ou, plus connue encore, la phrase suivante: "Quand un ami réussit, c'est un peu de moi qui meurt." Mais il est difficile de décider s'il est à l'aise avec lui-même. On peut soupçonner que non. "J'ai rencontré tout le monde, mais je n'ai pas vraiment connu tout le monde." Il semble persister en lui une insatisfaction tenace, ou tout au moins une certaine nervosité. Peut-être parce que, comme il l'a dit un jour, il n'a pas réussi à attirer sa propre attention.

L'actrice Susan Sarandon, une de ses amies, croit qu'il a été "dévasté" de ne pas être élu au Congrès ou au Sénat parce que, s'il croit en quelque chose, c'est en la pureté de la République. Son inquiétude provient peut-être aussi du fait qu'il se considère comme un outsider – d'où sans doute son attraction pour Timothy McVeigh. En quelque sorte, Vidal est devenu tout ce qu'il rejetait dans sa jeunesse: un snob, un puritain, et presque un modèle d'homme "installé". Il peut vous raconter des histoires croustillantes de JFK dans son bain, mais il ajoute ensuite que ce qui se passe dans la vie privée des gens ne regarde personne d'autre qu'eux-mêmes.

Je l'interroge sur sa querelle avec Charlton Heston. Vidal prétend avoir réécrit une des premières scènes de Ben-Hur afin de lui donner un subtexte gay, apte à expliquer la relation orageuse entre Ben-Hur (Charlton Heston) et Messala (Stephen Boyd). Dans la version de Vidal, les deux hommes étaient des amants de jeunesse. Quand ils se retrouvent dans la vie adulte, Messala veut reprendre une relation charnelle mais Ben-Hur refuse. Boyd était au courant du subtexte, mais William Wyler, le metteur en scène, à demandé à Vidal de ne pas en dire un seul mot à Heston qui risquait de prendre une syncope s'il l'apprenait. Vidal obéit, "frappé de terreur à la pensée d'une telle charpente s'effondrant sur le sol". Quand Heston apprit la vérité pour la première fois en 1996, il entra dans une fureur noire. Il traita Vidal de "pédale aigrie".

Heston déclarait récemment dans une interview: "Pauvre Gore. Je pense qu'il a dû avoir une passion pour moi. C'était peut-être ça le subtexte." Quand je rapporte ces mots à Vidal, son visage s'assombrit.  "Un homme si peu attirant!" Les dents proéminentes, certes, mais enfin la poitrine en forme de baril, les muscles huilés et la haute stature en faisaient quand même un pin-up boy pour son époque. "Il n'était pas si grand que ça, lance Vidal sur un ton grincheux. Nous avons à peu près la même taille. " Nous changeons de sujet, mais pour y revenir plus tard. Vidal prend une photo posée sur la table de l'entrée. Heston y est resplendissant et massif, le bras posé sur les épaules d'un Vidal plus chétif qu'il semble couver. "Tenez, lance-t-il sur un ton triomphant, dites-moi qui est amoureux de qui sur ce cliché?"

Gore Vidal donnait une conférence dans le cadre du Festival International du Livre à Edimbourg les 16 et 19 août 2001.

Août 2001