A propos d'Hervé Guibert
Dialogue avec deux anciens enfants

Par Christian Soleil

Dimanche 16 septembre 2001. 13h00. Pluie sur Paris. Je poireaute seulement quelques minutes devant le Boeuf Couronné, un restaurant à viande sur l'avenue Jean Jaurès. Rendez-vous avec Pierre Reimer et Vincent Marmousez, les deux enfants du Voyage d'Hervé Guibert. Pas de chance, le Boeuf Couronné est fermé le dimanche. Pierre ne tarde pas à arriver. Il se plante devant moi, pantalon de toile un peu ample, pull en laine fine col en V, chemise ouverte, manche relevées. On devine un corps fin, musclé, celui de l'enfant gracieux du livre qui a un peu grandi, certes, vingt ans plus tard, mais toujours fidèle aux photos de l'époque. Il émane de son regard, de son port altier, une insolence un brin cynique que contredit la voix caressante et mesurée.

Nous attendons Vincent. Pierre me parle sans me regarder. La conversation tourne autour de mon projet, de quelques amis d'Hervé Guibert. Pierre lâche quelques répliques bien senties à l'égard de ceux qu'il apprécie le moins, tel "bourgeois culturel" ou telle "veuve abusive" qui n'est pas forcément celle qu'on pourrait croire. Il s'exprime de manière heurtée, mal articulée. Mais cela s'estompe peu à peu, au fil des minutes et de la conversation.
Pierre suggère que nous déjeunions au Café de la Musique, juste en face. "C'est un des endroits préférés de Bernard." Il s'agit bien sûr de Faucon. Déco contemporaine, vue sur l'esplanade de la Cité de la Musique. Des jeunes gens tournent une pub sur les pavés, s'adonnant à une danse gymnique sous la grisaille d'un ciel d'automne précoce, pour vanter les mérites de telle ou telle marque...
L'ancien enfant téléphone à Vincent depuis mon portable. Le jeune homme s'est trompé de station. Il est descendu à la Villette. Il doit traverser le parc. Nous regardons la carte en l'attendant.
Vincent arrive. Sa silhouette adolescente traverse l'esplanade. Blouson noir synthétique sur chemise grise, cravate grise qui masque une croix noire, le crâne presque rasé. Touchant. Charmant. Attentif. Dévoué. Il dira qu'il n'a pas d'admiration pour Hervé Guibert. Cela sonne vrai. Dans sa voix, dans le choix de ses mots, sa volubilité soudaine et inattendue quand il évoque le grand écrivain qui a fait de lui un personnage et qui l'a tué, il y a de l'amour.
J'avance avec prudence. Peur de le blesser. Il n'a finalement pas l'air si fragile que ça. Reconstruit, peut-être, après des années difficiles. Il s'anime et son regard s'éclaire quand il parle d'Hervé Guibert. On dirait qu'il éprouve un certain bonheur à évoquer son souvenir.

Vincent n'a pas le visage lisse de Pierre. Il ne livre pas sa beauté de prime abord. Il faut la découvrir dans un sourire qui affleure sur son visage, dans un regard, dans le naturel avec lequel il passe sans façon au tutoiement. Sa beauté nécessite un effort du public, comme celle de l'œuvre d'art s'offre à qui sait se hisser jusqu'à elle.
Il n'est nulle question qu'il occulte. Il parle avec une liberté totale, étonnante, désarmante, comme s'il avait réglé tous les doutes, toutes les souffrances, toutes les difficultés liées à sa relation passionnelle avec Hervé Guibert. Il avait seize ans quand il a rencontré l'écrivain, vingt-six quand ce dernier est mort. Il en a aujourd'hui trente-six.
Je m'absente un instant. Quand je reviens, Vincent me demande mon âge. Il en a discuté avec Pierre. Il s'excuse si la question est indiscrète. Je lui annonce mon anniversaire prochain. Il dit qu'il me croyait plus jeune. Sourire. Je lui raconte ma passion d'adolescent pour les écrits d'Hervé Guibert, la transformation de cette passion avec le temps. "Très bon goût," note-t-il avec humour.

Vincent : "C'est Bernard Faucon qui a lancé l'idée du voyage. Il fonctionnait comme une agence matrimoniale. Il avait craqué pour Pierre. Il voulait que je m'attache à Hervé. j'ai vu Hervé quelquefois avant le voyage. Pas plus de cinq fois. La première fois que je l'ai rencontré, c'était chez Bernard Faucon, rue de la Goutte d'Or. Hervé travaillait alors sur le film de Chérot. Bernard n'arrêtait pas de nous dire "chut, chut" à Pierre et à moi. Hervé travaillait avec quelqu'un dans une autre pièce. Il nous a aperçus par la porte ouverte. Il semblait très curieux de nous connaître. Il nous regardait avec de grands yeux. Nous étions impressionnés parce que Bernard nous avait parlé de lui comme d'un grand monsieur. On a quand même fini par lui parler un peu.
"Pendant le voyage, Hervé prenait tout le temps des notes dans son petit carnet. Il se fâchait si on essayait de le lire. Il n'aimait pas ça.
"Ce qui m'a le plus plu dans son œuvre, c'est la pièce de théâtre inspirée du roman Des Aveugles. La mise en scène de Philippe Adrien était fantastique. J'ai rarement pris mon pied de cette manière."
Pierre : "Je n'ai jamais lu un livre d'Hervé en entier. Je m'arrête vers la vingtième page. Par prudence. Pour le Voyage, j'ai lu la première partie. Pas la deuxième. J'étais admiratif devant sa méchanceté Il était délicatement méchant, malin, subtil.
Vincent : "Je n'étais pas admiratif. Quand je lisais un passage de ses livres où il parlait de moi, cela ma faisait le même effet qu'à mon arrivée au festival d'Arles. Il y avait Bernard Faucon, Christian Caujolle, Pierre. On projetait les photos d'Hervé. Au moment où je suis arrivé, c'était une photo de moi en slip de dix mètres sur dix. Un flash pas très agréable. Dérangeant.
"Quand Fou de Vincent est sorti, j'ai caché le livre plusieurs mois à mon entourage. Ce n'était pas un problème pour ma mère. Elle préférait que je sois avec un garçon riche et intelligent plutôt qu'avec une fille... Parfois, elle manquait de discrétion, elle se lâchait un peu au téléphone avec Hervé. "J'ai lu tous les livres d'Hervé. Quelquefois il utilisait les anecdotes que je lui racontais, mes mensonges de gosse, que je retrouvais ensuite dans ses textes."
Pierre : "Chacun de ses livres était prévu pour faire son effet. Il foutait une zone entre les amis. Il avait généralement une intention dans le réel quand il publiait un livre. Il utilisait l'écriture pour régler ses comptes. Ses livres étaient comme des dispositifs de guerre. Ce qui est publié prend une force particulière parce qu'on a l'impression que c'est là pour toujours, que c'est éternel, que ça va rester Ses livres créaient chaque fois une situation nouvelle, suscitaient des commentaires, des méfiances."
Vincent : "Il m'est arrivé de lui faire la gueule, parfois. Il disait dans ses livres des choses qui n'avaient pas à être dites. Il mettait souvent des trucs qu'il n'osait pas dire. C'était une sorte de défouloir."
Pierre : "Il aimait bien semer le trouble. C'est comme sa manière de vouloir toujours piquer le garçon des autres. Tu te souviens de Gorca ?"
Vincent : "Oui. Mais ça, c'était un peu gamin. Un de mes souvenirs, c'est quand je l'ai rejoint à la Villa Médicis. Nous avons croisé Balthus. Hervé et lui, c'étaient vraiment la rencontre de deux malades. Pour franchir le porche, qui ne devait pas dépasser un mètre vingt de haut, il fallait se courber et en même temps franchir une petite marche. Balthus a trébuché. Hervé l'a retenu de tomber. Sa geisha est arrivée. Balthus a reconnu Hervé. Il m'a tapé sur l'épaule, il a dit quelque chose comme : "Continuez bien !"

"Je n'ai pas revu Hervé les derniers mois de sa vie. Je n'étais pas en bonne santé. Je savais que je ne pouvais pas le sortir de la merde. J'ai essayé de le soutenir jusqu'à ce que je ne puisse plus le faire. Je lui ai dit : "T'inquiète pas ! Surtout ne prends pas ta digitaline Tu ne vas pas mourir comme ça. Tu nous feras chier jusqu'au bout..." J'avais du mal à décrocher de la dope. Je croyais pas qu'il allait mourir. Je l'ai vu avant qu'il aille chez Barcelo. J'étais étonné qu'il parte dans un pays aussi sec, avec des cailloux et aucun confort, dans l'état où il était. Il est revenu super en forme. Je ne le voyais pas mort. Quand il s'est retrouvé à l'hôpital, je me suis dit que je lui rendrais visite une ou deux semaines plus tard."
Pierre : "Il y avait sa garde rapprochée. Hans Georg en Cerbère. Bernard Faucon assez hystérique. Hervé n'avait pas laissé venir sa famille."
Vincent : "Hans Georg tournait autour comme un vautour. Il y avait un côté "jeune génie mourant."
Pierre : "Hervé connaissait la nature d'Hans Georg, son côté flatteur, dévoué...

Vincent : "Je n'avais pas aimé le fait qu'il soit question que je fasse le film de TF1, La pudeur et l'impudeur. Au départ, Hervé souhaitait que ce soit moi qui le filme dans son quotidien. Finalement, il l'a fait lui-même de manière très pudique, alors qu'il n'avait jamais tenu une caméra de sa vie... "Il y a un moment que je déteste dans ce film. Celui où cette bonne femme hyper catho est prête à donner sa vie pour lui. On dirait qu'Hervé apprécie cette reconnaissance. Je n'y crois pas du tout."
Pierre : "C'était ironique."
Vincent : "Après la mort d'Hervé, Christine m'a dit : "Tu n'as rien reçu en héritage. J'aimerais bien te donner quelque chose." Je savais que Barcelo avait fait quatre portraits d'Hervé, que j'avais vus chez lui. J'aurais aimé en avoir un. Je ne savais pas, bien sûr, quelle en était la valeur. Mais je n'ai rien demandé.
"Il y a une chose que j'aimerais avoir de lui, ce sont les droits de Fou de Vincent. Pas pour l'argent, ça ne doit pas rapporter grand-chose. Et puis j'aimerais avoir le manuscrit. Oui, j'aimerais le demander à Christine.
 "Hervé m'a déjà laissé beaucoup. Rien de palpable, mais tellement de souvenirs. Il a dû trouver lâche de ma part que je ne sois pas allé le voir les derniers mois. En fait, c'est justement par manque de lâcheté que je n'y suis pas allé."
A la fin de l'entretien, Vincent et Pierre notent dans mon carnet leurs coordonnées. Vincent accepte de relire pour moi Fou de Vincent et de commenter par écrit les situations du livre.

Paris, 16 septembre 2001