La chair du paysage

Par Odile Blanc

John Constable n'a jamais voyagé hors
de son pays. Et dans celui-ci - l'Angleterre au tournant du XIXe siècle
-il s'est limité à sa région natale, Londres, Brighton et Salisbury. Paysages inlassablement peints et visités, par un peintre internationalement reconnu de son vivant. Paysages choisis et présentés, aujourd'hui, par le plus grand peintre britannique vivant.
L'exposition du Grand Palais, à Paris, résulte en effet du choix de Lucian Freud, petit-fils du psychiatre Sigmund Freud, installé en Angleterre avec sa famille fuyant le péril nazi. En 1939, Lucian Freud s'inscrit dans une école de peinture et de dessin créée par Cedric Morris à Dedham sur la Stour, vallée natale de Constable. De ce moment date la familiarité de l'artiste avec Constable, dont il n'a cessé de questionner l'approche du paysage. Lucian Freud, figure importante de la peinture anglaise de l'après-guerre - avec Francis Bacon, qui représente avec lui la Grande-Bretagne à la Biennale de Venise en 1954 - s'est plutôt illustré dans le travail du nu et des chairs, présentant ses modèles dans un univers clos (l'atelier, voire la cellule), et sur un mode qui n'est pas sans rappeler les lois de la correspondance chez Baudelaire. Le peintre de la (sur)exposition des corps choisit le peintre du paysage. L'exposition s'ouvre sur ce qu'il faut bien appeler une affinité élective, juste entrée en matière de cette remarquable exposition: un tronc d'arbre de Constable, matière gigantesque dans un format plutôt restreint, écorce brun grisâtre d'où sourd un noir liquide, profondeur forestière où la lumière tombe apeurée; un nu de Freud, chair remuée dans une pièce désertée, matière épaisse comme travaillée au couteau. Les états de la matière et ses transformations sont au coeur du parcours et s'y déploient selon d'infinies variations.

John Constable est né à East Bergholt
le 11 juin 1776, quatrième enfant d'un meunier et cultivateur de la vallée de la Stour, petit fleuve côtier séparant l'Essex du Suffolk, au nord de Londres. Face à son village natal, Dedham et son clocher qui pointe son profil gothique élancé dans nombre de ses toiles. De nombreuses autres sont dédiées à la vallée de la Stour tant aimée, à qui il dit devoir son métier de peintre, puisque ce sont les lieux familiers qu'il a inlassablement représentés, cette campagne anglaise plate et arborée, ici réchauffée d'un soleil pâle, là empourprée d'un soleil couchant. La nature est ici saisie dans sa température même, son humidité, l'odeur de ses sols et des charrettes à foin, la variation subtile de ses teintes, par celui qui affirmait que "peindre n'est autre que ressentir". Les paysages calmes de la vallée de la Stour et les paysages clos du Suffolk, potagers et terroirs sillonnés de routes, contrastent avec les atmosphères orageuses d'Hampstead, à son époque petit village entouré de landes et de carrières, au nord de Londres, où il s'établit avec sa famille en 1827. Hampstead est prétexte à de nombreux tableaux, Constable s'attachant à en varier les représentations en choisissant souvent le même point de vue : Hampstead à différents moments du jour, sous le soleil couchant ou l'aube rosée, dans le gris du soir ou sous l'orage, un matin d'été, " vers 8 ou 9 heures, après une légère averse au cours de la nuit ". A Hamptead Heath, Constable affine son goût pour la recherche du paysage et son intérêt pour les phénomènes atmosphériques s'affirme. Lorsque la famille s'installe à Brighton, station balnéaire à la mode lancée par Georges IV, Constable n'en aime pas l'agitation mondaine mais l'endroit lui suggère ces merveilleuses études de ciels et de rivages " vraiment admirables et toujours changeants ". Ainsi cette extraordinaire huile sur papier Pluie d'orage sur la mer , peinte vers 1824-1828, bande étale d'eau sur laquelle se précipitent des coulées de cendre qui occupent la quasi totalité du tableau. Ou encore, à Weymouth Bay, ces pêcheurs sur lesquels s'apprête à fondre un orage qui occulte la moitié gauche du tableau et arrive à toute vitesse sur la campagne encore inondée de soleil. Salisbury sera l'autre grand sujet de Constable durant ses dernières années. La cathédrale de cette petite ville, chef d'œuvre du gothique anglais, donne lieu à plusieurs peintures où Constable donne libre cours à ses effets de lumière et de clair-obscur. Les dernières œuvres présentées sont sombres et tourmentées, telle la cathédrale de Salisbury, de vieilles maisons de cette ville, sous un ciel menaçant. Ou encore les ruines de Stonehenge et celles du château de Hadleigh battues par les vents, sous un ciel sinistre. Dans cette œuvre qui lui valut de vifs témoignages d'admiration de la part de ses confrères, Constable travaille au couteau, mêlant indistinctement la terre et le ciel.

L'un des mérites de cette exposition, autrement dit du choix de Lucian Freud, est de montrer plusieurs états d'une même étude, et de rendre ainsi sensible le travail du peintre et le processus même de création. Outre les tableaux évoqués, il faut mentionner les dessins, pastels et les carnets par lesquels Constable a multiplié les approches picturales. Les grandes œuvres présentées sont l'aboutissement d'un long travail d'esquisses extrêmement précises.
La Charrette à foin, œuvre majeure, est ainsi présentée avec l'esquisse en grandeur réelle.
Les recherches de Monet sur le thème récurrent de la meule de foin, à la fin du XIXe siècle, résultent d'une certaine manière des démarches de Constable. Les carnets, que l'on retrouve parfois en peinture, sont de format allongé et panoramiques, parfois minuscules pour des études de personnages, tels ces microscopiques glaneuses sans cesse reprises dans des postures variées, et que l'on retrouve dans de petits paysages au trait. L'un des carnets, ouvert sur un petit rivage ensoleillé, fut utilisé par Delacroix. A l'inverse de ces études rapides et synthétiques, celles consacrées aux ormes, frênes, bouleaux, déploient l'immensité de l'arbre, ses infinies ramifications, son énorme présence dans la campagne, son agitation sous le vent.

Fixer la vérité du paysage, puis rétablir la nature dans la peinture, c'est ainsi qu'on a parfois défini l'œuvre de Constable.
La nature, le paysage familier, accapare en effet son intérêt de peintre.
Ses recherches sur le clair-obscur l'amènent à réaliser, en collaboration avec le graveur David Lucas, une série de paysages à la manière noire, ouvrage didactique visant à mettre en valeur les effets de tonalité et de masse davantage que les détails du paysage. On ne saurait cependant oublier les portraits présents dans cette exposition. Fermiers du Suffolk mais aussi portraits de familles, celui de sa femme Maria Bicknell, celui de Robert Marfurd, enfant à tête énorme et sérieuse qui fait osciller le corps, jambes grêles et chaussons rouges précieux sur le tapis à arabesques.

Constable, le choix de Lucian Freud
10 octobre 2002 – 13 janvier 2003
Paris, Galeries nationales du Grand Palais
www.rmn.fr/constable

1) Etude de cirrus, 1822
©Londres, Victoria et Albert Museum
2) Weymouth Bay, 1816
©Londres, Victoria et Albert Museum
3) Etude de tronc d'orme, vers 1821
©Londres, Victoria et Albert Museum
4) The Hay Wain, 1821
©Londres, National Gallery