Véronique Vassiliou

Par Jean-Paul Gavard-Perret

Soleil noir des esquives

 L'événement ne signifie jamais en tant que tel. Son instantané se reconstruit au travers d'un réseau de résonance et de reconnaissance autant en aval qu'en amont d'une histoire individuelle ou collective qui lui donne son sens. Tout un mécanisme de reconstruction le définit et lui donne ou non une signification et c'est cela uniquement que retient Véronique Vassiliou dans "Comment, en noirs" : ici l'évènement n'est plus le fléchage de le littérature; la créatrice crée un langage neuf et étrange pour percer le mystère de la réalité et sans doute au-delà de la mort et de l'existence.

L'auteur ne dit rien sur sa propre existence mais d'une certaine manière on sait tout d'elle, de sa lutte contre le néant, de cette recherche à travers le noir qui pour elle devient
"Ce qui est bourrasque. Ce qui emporte à voir des mirages, roues de bicyclette, montre à gousset noyée. Déchirures des choses, déchirures des blancs".
Se propage ainsi une sorte de nécessité absolue : il en va à la fois de la vie et de la santé mentale - sans que ce travail se limite à une quelconque pathologie.
On sent que "Comment, en noirs" œuvre poétique rarissime butte sur l'impossibilité de l'achèvement. Mais il ne s'agit pas pour autant à travers des fragments compilés en couple et initialisés par "Nature morte aux citrons, fond fleurdelisé" (1943) de Matisse d'une suite de déconvenues et d'une descente rectiligne aux enfers sous le prétexte que les évènements seraient des embûches à sa trajectoire existentielle. Car ici face à la facticité et à la virtualité du réel s'élève la vérité de la Peinture, vérité que Véronique Vassiliou reprend et revisite. Le noir devient alors une couleur ou plutôt la couleur qui - plus qu'au blanc de la page - s'oppose au jaune acide des citrons.
A travers le souvenir de Matisse et dans une perspective que Schopenhauer avait annoncé: "se prêter à la peinture c'est faire parler la littérature dans un langage qui ne lui appartient pas mais qu'elle doit se réapproprier" , Véronique Vassiliou ne dira donc rien apparemment de l'événement de la vie. Pourtant à travers l'expérience de la peinture - pas n'importe quelle peinture -, loin du pur psychologisme égotique, sa poésie renvoie en écho et par le jeu des noirs à une sorte d'abîme que l'on n'avait peu connu jusque là.
Luttant contre le retour massif de l'illusion expressive et contre la réalité - qu'elle a souvent dans ses autres livres fait surgir en une sorte de minimalisme fascinant en tant que symptôme - l'auteur glisse dans les jeux de doubles bandes de la peinture de Matisse où se joue une partie étrange qui permet d'accéder à une autre logique et de toucher à la région nue de l'expérience intérieure qui devient propre à développer une autre langue. Pour l'auteur, il ne s'agit plus de "rapporter" un événement majeur et tragique sur lequel tout l'œuvre s'arrime mais de le décrypter, de le perforer, de le remplacer par une sorte de vide, de constellation (au cœur de l'hallucination du noir) et de n'en garder - en le faisant exploser – que ce qui se cache derrière dans les éclats qui demeurent après que l'explosion ait eu lieu.

Restent ainsi chez Vassiliou - par l'expérience d'une peinture qui a modifié la façon de voir - et par le mystère de la langue, entre les souffles des bêtes et la clarté de larme, ces passerelles de sons suspendus reliant entre eux des abîmes insondables de silence que suggère l'œuvre au noir. Le poète jouxte ainsi au plus près l'énigme essentielle, l'énigme qui nous habite. Seule la brisure des fragments rappelle ainsi à l'être la fragilité de sa présence au monde: il casse la prétendue compacité de l'événement, il se dégage de sa viscosité d'apparence et d'appartenance, pour laisser apparaître - à travers ce que Matisse montra - ce monstre, cet hybride, cet "incompossible" dont parlait Deleuze.
L'œuvre représente ainsi des situations de paroles où les couleurs perdues fourmillent de hors lieux, dans la lumière et l'obscurité (l'obscur). Surgit aussi une ultime littéralité soustractive faite de fragmentations, dispersions, incisions, coupures, dissolutions, effacements, abolitions, vacances. Reste cette perte mais une perte agissante où le Noir remonte en un grand mouvement de retour vers le corps, le corps de l'être. D'où ce versant étrange de l'imaginaire où se joue pour reprendre la définition déjà citée de Blanchot : " L'éloignement au cœur de la chose ". D'où aussi cette sensation d'approche (impossible) et cette sensation de demeurer en communauté étrange et " inavouable ", avec Matisse qui ose faire remonter dans l'évidence le monde enfoui le plus profond et sur lequel on ne met habituellement pas de mots et encore moins de noir capable de percer - paradoxalement - l'obscur.

Pour autant, Véronique Vassiliou ne rêve pas du livre "avenir" celui qui répondrait à la fois au "sommes nous" de Jabès, au "si je suis" de Beckett. Mais loin d'une idéalisation influencée par la rêverie, la poésie devient, au cœur du noir, par lui, et parce qu'il évoque"le gris des formes ovales sans plénitude par lequel la tache blanche éclate de blanc jusqu'à se fondre dans le blanc" un peuplement de l'être non par le remplissage mais dans le creusement de mémoire. S'ouvre ainsi une quête qui retourne l'apparence, la détourne de sa pseudo-réalité, de ses douces ou cruelles certitudes acquises. A travers Matisse, l'auteur trouble (à tous les sens du terme) la vision et ne cherche pas par l'écriture de tendance "réparatrice". Celle-ci, ici, ne sauve rien; mais contre la passivité de vie où nous attendons - attente d'un malheur non pas à venir mais déjà survenu et ne pouvant se présenter - l'auteur ne peut plus croire à l'ange blanc. Dans l'abrasion, au milieu des pages presque blanches ce qui arrive est noir : n'est donc plus que de l'histoire décomposée puis recomposée mais l'émergence d'une intensité et d'un retentissement. 

Véronique Vassiliou, Comment, en noirs,
coll. Les Cahiers Ephémérides, Aleph Éditions, 26120 Malissard.