Malevitch Vers un "monde sans objet"
par Florence Charpigny C'est au niveau inférieur du Musée d'Art moderne. Cinq salles. A peine trente peintures et gouaches, une cinquantaine de dessins pour donner à voir
l'invention de l'abstraction, magistrale rupture qui, au début du XXe siècle, libère la peinture de sa fonction représentative. Opérée par Kasimir Severinovitch Malevitch, père du suprématisme,
théoricien radical d'un monde sans objet.L'exposition juxtapose deux fonds : d'une part
cinquante dessins et gouaches et une peinture pratiquement inédits provenant de la Fondation Khardjiev-Tchaga, en dépôt au musée d'Amsterdam, illustrent la période symboliste (1906-1909) et la
période post-suprématiste (première moitié des années 30), d'autre part vingt-quatre peintures et gouaches fréquemment montrées, issues des collections du Stedelijk Museum d'Amsterdam, témoignent de la période
allant de l'impressionniste au suprématisme (1906-1927). Ces dernières œuvres constituent le choix même de Malevitch pour l'exposition rétrospective
qui lui avait été consacrée à la "Grosse Berliner Kunstausstellung" de Berlin en 1927. Malevitch savait qu'elles n'avaient plus leur place dans l'Union
soviétique stalinienne ; lorsqu'il est contraint de rentrer précipitamment en URSS, il choisit de les confier à l'architecte Hugo Häring, l'un des
organisateurs, auprès de qui le Stedelijk Museum les a acquises - le principe même de cette cession étant d'ailleurs remis en cause par les héritiers de Malevitch. Quant à la collection d'œuvres de l'avant-garde russe,
essentiellement graphiques, rassemblée par le grand critique d'art Nikolaï Khardjiev et son épouse Lydia Tchaga, elle connaît un destin tout aussi agité :
menacée de dispersion après la disparition de Khardjiev, elle est finalement déposée au Stedelijk Museum. Elle permet d'approcher le travail des dernières années, mais aussi de la période symboliste (l'Assomption
(détrempe, 1907-08), Assemblée dans un parc (1907-08), écartée par Malevitch lors de l'exposition de Berlin. Agréger des œuvres au choix de l'artiste aurait pu troubler la démonstration. Il n'en est rien. S'agit-il pour autant de la genèse d'un art sans objet?
Le travail de Malevitch procède moins par évolution, au sens de métamorphoses successives de quelque chose de repéré, que par ruptures. Incontestablement, les œuvres des années
1906-1914 disent que Malevitch connaissait sa modernité par cœur, Matisse et Cézanne pour le Baigneur, le Jardinier, les Frotteurs de parquet (1911) qui relèvent du néo-primitivisme et du
fauvisme par la vibration des couleurs ; Monet pour la femme au journal (huile sur carton, 1906), la seule œuvre impressionniste qu'il ait emportée à Berlin ; Léger pour le Bûcheron (1912), Braque et
Picasso pour les dessins du Portrait du compositeur Matiouchine (1913) cubo-futuriste ou encore Un anglais à Moscou (1914) qui utilisait à l'origine
le collage (une cuillère de bois). Mais au-delà, elles témoignent de la capacité de Malevitch à assimiler cette modernité et de la distancier, et dessinent un
cheminement intellectuel original, même si l'effet plastique joue à brouiller les cartes : Jean-Claude Marcadé (1) montre que son chemin est inverse de celui des peintres français qui injectent des éléments venus des arts primitifs dans
une structure de base cézannienne, alors que Malevitch part d'une structure de base primitiviste, celle de l'imagerie populaire russe. Et puis il y a les études et la toile du singulier Visage de jeune fille paysanne
(1913) qui s'ouvre tel une fleur, rupture accomplie avec la représentation picturale.Malevitch consomme cette table rase du passé pictural dans les toiles, et
surtout les dessins de la période suprématiste, grâce aux formes pures et à la jubilation de la couleur qui les compose ou les dilue (Huit dessins, 1917-18). Croix, sa forme obsessionnelle (Suprématisme
, début des années 20), triangles (Suprématisme, 1915), quadrangles (Huit rectangles rouges, 1915), inlassablement juxtaposés ou s'interpénétrant, qui signent et signalent le
dépassement du monde des apparences, l'accession à la peinture pure, l'abstraction radicale d'un monde sans objet, "le nouveau réalisme pictural, la
création non-figurative" selon ses termes mêmes ; les dessins témoignent aussi de la réinvention du suprématisme élargi à l'ensemble de l'environnement, des
objets (l'improbable théière, présente par une photographie) à l'architecture (série d'Edifications suprématistes des années 20).
La période post-suprématiste, après 1927, à travers la simplification tout aussi radicale des formes, est marquée par le retour de la figure, faces sans visage,
orants, crucifiés, témoignant de manière poignante de l'angoisse et de l'isolement de l'homme. Reste le grand absent, le mythique Carré noir sur fond blanc néanmoins
montré par une photographie de l'accrochage de sa première exposition à 0,10, toute fin 1915 à Petrograd, singulière peinture sans perspective, sans
volume, sans haut ni bas, sans gauche ni droite, comme toutes les œuvres suprématistes, aptes à être vues sur n'importe quel endroit de l'espace
parallélépipédique d'une salle d'exposition. C'est probablement, soit dit en passant, le principe qui a présidé au nouvel accrochage pourtant peu convaincant du Carré noir
du Centre Pompidou, plus tardif (vers 1923-30), et surtout peint sur un socle de plâtre. Le Carré noir de 1915, fragile, passablement craquelé, est conservé à la Galerie Trétiakov de Moscou ;
voyageant rarement, il a cependant été montré à Lyon lors de la biennale d'art contemporain de 1993 mais est tout aussi absent de l'exposition actuellement visible au Deutsche Guggenheim de Berlin (2) Il hante l'exposition de Paris, et pourtant son absence même permet de regarder les œuvres présentées
autrement, autrement que dans l'attente de l'accomplissement qu'il procure immanquablement. Une remarquable exposition, courte, composée d'œuvres qui lui donnent ce supplément d'âme trop souvent absent des grand messes
convenues. (1) Malevitch aujourd'hui, dans le catalogue de l'exposition. (2) Jusqu'au 27 avril 2003 http://www.deutsche-guggenheim-berlin.de/
Jusqu'au 27 avril 2003 - Musée d'Art moderne de la Ville de Paris Malevitch, un choix dans les collections du Stedelijk Museum d'Amsterdam
http://www.paris.fr/musees/mamvp/
(a) "Un anglais à Moscou", 1914, huile sur toile, 88 x 57 cm Stedelijk Museum, Amsterdam © Stedelijk Museum, Amsterdam (b)Suprématisme "huit rectangles rouges), 1915, huile sur toile, 57,5 x 48,5cm
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