Bernard Rancillac:
la femme et son fantôme

Par Jean-Paul Gavard-Perret

Peintre majeur du mouvement de la figuration narrative, Bernard Rancillac en ses acryliques sur toile met en relation des pin-up tirées d'images de films ou de magazines occidentaux. Et c'est ainsi que, depuis près de vingt ans maintenant, il est devenu le peintre de La Femme - ou du moins de son Image. La femme est donc la figure de proue d'une œuvre qui ne cesse de déplacer les limites des écoles (Pop art, figuration narrative déjà citée, etc.) Dans l'exposition de la Galerie des Sept Collines de Vienne, ces femmes souvent alanguies, posent en tenue légère et évocatrice. Et cela nous change. Souvent auparavant, Bernard Rancillac a représenté des hommes : des militants, des fedayin, le Front Polisario, des militaires, des juges, des victimes du Vietnam, des dirigeants chinois, des présidents des Etats-Unis, des gardiens de prison, des footballeurs, des jazzmen, Allen Ginsberg, Jack Kerouac, Bob Marley, Malcolm XŠ. Mais désormais il peint de plus en plus des femmes : des stars principalement, des idoles qui rêvent sans doute à travers l'acrylique d'être nos aimées épanouies. Auparavant déjà, Bernard Rancillac a parfois montré des figures féminines, mais elles demeuraient disséminées dans l'œuvre, elles n'avaient pas forcément droit au premier "plan". "Ne m'oublie pas" de (1965) exhibe par exemple un coureur automobile dans son bolide ; au-dessus de lui flotte l'image géante d'une femme souriante, dentue, venue de la presse du cœur. Dans "Mélodie sous les palmes" (1965) : une "pulpeuse" rêve dans un paradis exotique artificiel mais, au-dessus d'elle, un bombardier américain s'apprête à décharger ses bombes ; l'éros et la politique se rencontrent. Et on pourrait multiplier ces rappels sans oublier ses dames du jazz : Anita O'Day (1995), Lady day (1994), Tina Turner (1974), Diana Ross (1974), Janis Joplin (1974). Leur voix est devenue ainsi un kaléidoscope de couleurs sensuelles.

Toutefois, c'est aujourd'hui que la faune féminine prend tout son essor même si cette veine remonte à plus loin, en 1983, lorsque l'artiste a découvert un lot de Cinémonde. Depuis, la fascination ambiguë de ses femmes et leur magie nostalgique n'ont cessé d'opérer et jouent à plein. Néanmoins de telles figures féminines ne sont pas de chair, mais seulement de papier. Elles sont même loin des films qu'évoquent les revues. Elles sont loin des aventures, de la narration que les films décrivent. Sur les toiles du peintre ce sont "des images d'images", des simulacres recopiés, des doubles distants et répétés, des illusions éloignées, des mirages de mirages, des photographies retouchées, coloriées à la main. Aux lèvres se substituent les rouges pulpeux, des rouges très différents du "petit livre rouge" qui intervenaient dans certains tableaux de Bernard Rancillac. Les faux cils des stars sont coloriés : le faux du faux est ainsi à son comble tandis que se multiplient les bijoux en toc, les fleurs artificielles dans les cheveux, les bikinis, les robes à demi ouvertes qui ne sont, sur toile, que mensonges de mensonges et ses "monstration". Ce sont donc des séductions fallacieuses, des pièges de désirs, des "amorces factices", des leurres, des appâts, des attraits pervers par leur facticité plus "vraie" que celle "d' origine".

Les femmes des idoles sont donc des fétiches. Ce sont des images féroces et tendres, cruelles et lascives, sauvages et apprivoisées : des vedettes légendaires, proches par l'imagination, glacées, frigides, impassibles. Dentues, carnassières, elles feignent ainsi un sourire permanent. Leurs lèvres semblent humides. Leurs yeux étincelants s'égarent. Elles suggèrent des parfums de musc, de patchoulis, d'ambre mais il ne faut pas s'y laisser prendre. Certes, comme l'écrit Viviane Forrester : "Ces créatures d'illusion viennent à notre rencontre sur les toiles. Le peintre ramène à la surface un passé où nous reconnaissons, comme dans un miroir sans tain, le fantôme de nos propres visages. Il capte ces visages, ces corps au point exact de leur disparition, divulguant ainsi la structure de l'absence. Nous sommes dans les coulisses de l'ensorcellement.". Pourtant il ne s'agit que de leurres et de leurres du leurre. Bernard Rancillac exhibe donc la chair et le vide, la présence suggérée et l'absence, et simultanément il les dissimule. D'ailleurs, les stars, comme des fantômes, s'effacent, s'estompent, disparaissent, s'évanouissent. À ce propos, Rancillac cite une phrase bouleversante de la merveilleuse Louise Brooks : "Ma vie ne fut rien".

Ainsi l'œuvre du peintre n'appartient pas à une "idéalité plastique" à laquelle les tenants d'une certaine bien pensance esthétique voudrait la réduire. Il existe toujours chez Rancillac un geste iconoclaste. Sa "peinture peinture" ou pseudo-figurative n'est pourtant pas tabulée par le positivisme. Y surgit toujours de nouvelles logiques de représentation où disparaissait chaque fois l'unilinéarité des représentations antérieures des "modèles". Plus que jamais l'œuvre de l'artiste crée toujours des indices d'organisation et de variation, de système d'espaces et de temps, de géométrie et d'histoire. Mais c'est sans doute pourquoi on voudrait la reléguer cette œuvre à l'état de peinture "dépassée". Or, il en n'est rien car en un temps où l'image est reine, pléthore, ajouts, mouvements ce que propose là Rancillac, est un arrêt sur image capable soudain de mettre à nu des lois, des invariants de notre propre temps. Monory ou Warhol n'ont fait rien d'autres. Mais l'excentricité discrète des ellipses de Rancillac est encore plus forte. Par la violence de la couleur, il propose un refroidissement des images "officielles" et "people" qu'on gobe comme un corps céleste.

Contre ces états gazeux, face à ces enveloppes perfides car d'une certaine manière invisible, la peinture peut offrir une croûte solide, des surfaces faussement dormantes sur lesquelles peuvent s'empiler des questions fondamentales : qu'en est-il de voir ? Qu'en est-il de nous et des images que nous absorbons ? Et dans une période où la virtualité nous joue des tours, la peinture réduite à la plus simple expression - au coeur de sa "pauvreté" ou de sa "misère" primitive - peut ainsi changer l'aspect et le rôle des images qu'on nous demande de consommer béatement. Elle peut devenir un monde concret, un tissu qui devient texte. L'œuvre devient de la sorte le plan, la surface qui recueillent des découpages du "réel" idéalisé selon d'autres indices que ceux offerts par la prédominance des images qui bougent. Une telle peinture peut donc servir de méditation à l'âge où les systèmes planifient des totalités. Dans sa platitude, elle peut donc avoir valeur de fouille archéologique, d'alphabet primitif. A ce titre et fatalement, elle ne peut pas nous tromper. Elle est cette noire sœur dans laquelle il faut plonger pour voir mieux. Elle devient une nouvelle science capable de détruire les résidus fantastiques et fantasmatiques que nous proposent les machines à masturbations Par dépôt et effet de surface elle fait parler notre silence. Grâce à elle l'apparence de réalité s'efface, est emportée. Ne perdure que ce qui échappe à la ressemblance, et au vraisemblable, subsiste le feu encore invisible que celui qui peint, tente de faire remonter à la surface.

La peinture de Rancillac reste donc encore - et plus que jamais - le lieu pour creuser par éclats où le silence "parle" lorsqu'est atteint le secret le plus intime. On entre ainsi dans un ciel noir, un ciel d'absence de couleur au moment même où les couleurs éclatent contre ce ciel noir. Contre un magma en mal de sédimentation et en excès de théâtralité, l'œuvre suit son cours. Certes elle ne peut prétendre à une cohésion homogénéisante mais elle nous sauve. On peut y chercher une porte de salut ou de sortie. En ses suites elle crucifie la vision, crée non une diversion mais un travail de résistance en un corpus où l'image telle qu'on la voit journellement médiatisée tourne court, où les contiguïtés grincent par vibrations qui font franchir à l'être les parois de son silence sans nom. En conséquence, la peinture de Rancillac n'est jamais parfumée, pare-fumée. Elle est anamorphose, ne se réduit jamais à une machine (fut-elle désirante), à un machin. Demeurant cet objet qui navigue loin de l'analogue et du fétiche, elle ne fait que consolider une absence sans nom, un creux où le silence est lui-même envahi. D'où sa nécessaire "outrance" sans laquelle une prise en charge de notre histoire (individuelle et/ou collective) ne peut avoir lieu : elle nous met devant un corps, nous fait pénétrer par sa peau une partie de son secret à l'épreuve du silence. C'est seulement comme cela qu'elle devient signe sous une ligne de flottaison qui ne cache plus ses ruptures, ses secondes et ses tierces, loin de tout effet de couleurs. Ne demeure que la souveraineté d'un vide qu'elle souligne : " éternité qui est néant, néant qui est éternité " (Blanchot).

Jusqu'au 13 juillet 2003
Galerie des Sept Collines, Vienne (38)
Tel : 04 74 53 15 11

BIBLIOGRAPHIE
Bernard Rancillac , texte de Serge Fauchereau, Editions du Cercle d'Art, Paris, 1991
Rancillac/Jazz, Texte de Jean-Louis Ferrier, Editions du Cercle d'Art, Paris, 1997
Ecrits de Bernard Rancillac:
Peindre à l'acrylique , Editions Bordas, 1987
Voir et comprendre la peinture, Editions Bordas, 1992
Le regard idéologique, Editions Somogy et Guéna, 2000