Villefranche-sur-mer

Par Christian Soleil

Voyage au centre du monde
Cosmo Bar, à Villefranche-sur-mer, est sans conteste le centre du monde. Au pied de l'hôtel Welcome, sur l'esplanade qui surplombe le port et la chapelle Saint-Pierre-des-pêcheurs, il est fréquenté par des retraités anglais qui sont légion dans la région niçoise, par des commerçants à l'accent provençal, et par quelques jeunes italiennes aux allures de starlettes et aux décolletés provocants. Les retraités anglais, pour qui la Riviera est la France - quand les allemands identifient la France à sa capitale - discutent volontiers de littérature et d'art. Sans doute sont-ils les seuls à se souvenir encore de ces années folles où l'on voyait se côtoyer, sur les quais du village, les marins américains, Isadora Duncan, Raymond Radiguet, Christian Bérard et Jean Cocteau. Le poète, qui préparait ses pipes d'opium dans sa chambre, regardait ensuite s'envoler les volutes de fumée au-dessus de la mer. Le soir venu, quand la canicule laissait place à une fraîcheur relative apportée par la brise du large, il s'asseyait sur un ponton, fixait son regard sur le phare dont la lumière qui clignotait à la pointe du cap Ferrat faisait écho aux étoiles. Fouillant la voûte céleste à la recherche de l'enfant disparu*, il souriait au monde sans laisser deviner aux pêcheurs de Villefranche la mort qui l'habitait.

D'un geste négligent, il traça un jour à l'hôtel Welcome un de ces profils d'ange qui se confondait sous sa plume avec celui d'Orphée et qui remontait de son inconscient comme une bulle de champagne éclate à la surface. Sans doute savait-il confusément que des décennies plus tard, ce tracé spontané, nerveux et définitif, cette ligne d'écriture dénouée et nouée autrement, se trouverait reproduite  l'infini sur les serviettes et les nappes du restaurant le Saint-Pierre, sur les cartes du Wine Bar, sur les appliques murales, les boîtes d'allumettes et sur le dallage du hall de son cher Welcome où il avait trouvé la chose la plus rare au monde : un cadre.
Des années plus tard, il passerait ses derniers étés dans la villa Santo Sospir, à la pointe du cap Ferrat, juste avant le phare, au-dessus d'une cascade de rochers qui dégringolent vers la Méditerranée. Incapable de demeurer inactif, le vieillard bronzé à la touffe de cheveux blancs allait tatouer les murs de la demeure de Francine Weisweiller. La rue qu'il arpentait quotidiennement est aujourd'hui devenue avenue Jean Cocteau.

Les commerçants qui s'installent à la terrasse du Cosmo Bar se plaignent à haute voix fonctionnaires, des charges qui pèsent sur leur activité et les découragent de travailler, de la conjoncture économique défavorable. Heureusement il y a la clientèle étrangère et celle des bateaux. Des gens bien, qui payent en liquide. Bien sûr, sans double comptabilité, pas moyen de s'en sortir ! Le fisc les prend littéralement en otages. Les brocanteurs qui tiennent leur marché le matin sur l'esplanade vendent des affiches qu'ils appellent lithographies originales, de vieilles assiettes dans lesquelles des baronnes sans particules ont dégusté quelques plats chiches et qu'ils vendent trois fois le prix du marché, des bijoux sans valeur à des touristes sans goût. Il y a une justice en ce bas monde. C'est aussi cela, Villefranche-sur-mer et Saint-Jean-Cap-Ferrat : la bourgeoisie commerçante a remplacé l'aristocratie disparue. Il est loin le temps où le roi des Belges régnait sur le cap, et où la baronne Ephrussi de Rothschild faisait bâtir sa splendide villa sur les hauteurs du cap. La demeure et ses jardins est aujourd'hui visitée par des hordes de touristes enshortés qui déambulent sous le patio couvert, lèvent le nez sur les colonnades en marbre rose de Vérone et sur les arcades de style Renaissance italienne, traversent le salon Louis XVI aux murs décorés de boiseries peintes provenant de l'hôtel Crillon, le salon Louis XV aux alcôves garnies de tapisseries de la manufacture des Gobelins, les appartements de la baronne aux boiseries de goût pompéien, la salle à manger tapissée de porcelaines de Vincennes et de Sèvres. Dans les sept jardins qui entourent la villa sur quatre hectares, dessinant une forme similaire au pont d'un de ces paquebots qui avaient emmené la baronne autour du monde, les visiteurs, on se prend en photo devant les massifs de fleurs ou les nénuphars du jardin à la française qui allie avec bonheur le classicisme d'une pièce d'eau, dominée par une réplique du temple de l'Amour de Trianon, à l'exotisme des palmiers et des bouquets d'agaves ; on se reprend en photo dans le jardin espagnol au charme andalou avec son canal empli de plantes aquatiques, sa grotte de marbre rose et sa pergola ; on sort son caméscope dans le jardin florentin, agrémenté d'un escalier en fer à cheval dissimulant une grotte humide où se cache un éphèbe de marbre ; on s'étonne dans le jardin lapidaire qui met en scène les pièce sculptée monumentales que les architectes de Madame la Baronne n'ont pas réussi à placer dans la villa ; on se réjouit de la fraîcheur du jardin japonais aux petites temples et rideaux de bambous menant au jardin exotique que découpent des sentiers sinueux au milieu de cactées impressionnantes; les dames s'extasient devant l'harmonie colorée de la roseraie qui s'épanouit sous un petit temple hexagonal ; on commente enfin l'ensemble dans le jardin provençal avec ses oliviers courbés par le vent, ses pins et ses mimosas ; une allée serpentine permet alors de retrouver le temple de l'Amour qui, dominant la cascade à degrés du jardin à la française, offre aux amoureux de l'art une vue unique sur le "palazzino" reflété dans l'eau.

Les jeunes italiennes, parfois accompagnées de ragazzi pasoliniens, sourient à Johann, le serveur du Cosmo. Johann sourit à tout le monde, virevolte de table en table, fait goûter le vin ici, change le cendrier là, ailleurs encaisse le règlement d'un repas. Il est l'âme des lieux. Un morceau d'âme, en tout cas, avec son collègue Benjamin et les autres. La terrasse est son théâtre. Il charme les vieilles anglaises qui lui tapent la bise comme s'il était leur petit-fils, offre un cigare au jeune homme qui le complimente sur son élégance, rit aux éclats aux avances d'une jeune fille à laquelle le soleil trop rude a donné le teint d'un hibiscus. Il règne sur les lieux avec le sourire distancié du fou, la grâce d'un ange tombé de la haute corniche, le don de soi total d'un sage bouddhiste.

En fin d'après-midi, quand le soleil déclinant nimbe les façades d'un halo orangé, illumine les flancs des paquebots à l'ancre dans la rade et pose délicatement sur les visages un voile de beauté passagère, c'est le moment de prendre sa voiture et, par la route qui surplombe la mer, de rouler vers Nice. On atteint la ville par le port aux maisons jaunes et ocre avant de contourner la colline du Château d'où on découvre la Promenade des Anglais de l'Espace Masséna à l'aéroport : jets d'eau, palmiers dont les têtes grignotent un ciel d'azur, sièges bleus posés çà et là comme dans les salles successives d'un musée de la vie... A l'extrémité de la Promenade : le Musée des Arts Asiatiques, le seul construit par Kenzo Tange en Europe, implanté sur un site d'exception - sur un lac artificiel - à l'intérieur d'un parc floral de sept hectares. A travers un plan qui repose sur les formes géométriques fondamentales du carré et du cercle, respectivement symboles, en Asie, de la terre et du ciel, le bâtiment évoque la structure du mandala tibétain. De plain-pied, quatre cubes dominant le lac sont consacrés aux civilisations chinoise, japonaise, indienne et cambodgienne. Une passerelle conduit au pavillon du Thé, autre lieu d'éveil à la culture japonaise grâce à la célébration, à certaines dates, du rite traditionnel du Thé. Au premier étage, la rotonde, coiffée d'une pyramide de verre et reliée au rez-de-chaussée par un grand escalier en ellipse, développe le thème philosophique et religieux du courant unificateur du monde asiatique que fut le bouddhisme.

Au retour vers Villefranche, une halte sur le cours Saleya s'impose. Coloré le jour durant par un marché aux fleurs qui répand ses arômes chauds et sucrés entre des alignements de maisons étroites et basses aux volets percés de persiennes, cette longue voie piétonnière s'anime le soir venu des terrasses de ses restaurants. Dire qu'il y en a pour tous les goûts serait un euphémisme. Brasseries, pizzerias, steak houses, pubs irlandais, on ne sait véritablement plus où donner de la tête et du palais. On frôle évidemment le raffinement suprême dans l'accueil comme dans le mariage des saveurs au restaurant My Sushi où, avec un peu de chance, vous pourrez déguster des sushi toro, lamelles de thon cru taillées dans le gras d'un énorme animal. Mais seulement si la pêche a été exceptionnelle ce jour-là!
Au retour, avant de regagner votre chambre à l'hôtel Welcome, avec vue sur la mer, un dernier cocktail s'impose à la terrasse du Cosmo. Puis, de votre balcon, vous contemplerez d'étranges nuages de brume qui se lèvent sur la mer, à moins que ce ne soit le voile du souvenir, mêlé étrangement aux volutes d'opium du poète dont le buste douloureux trône à vos pieds.

 - Villefranche-sur-mer, 8 juin 2003.-
*Raymond Radiguet, mort d'une typhoïde en 1923, "fusillé par les soldats de Dieu".