Leni Riefenstahl : l'immense gâchis

Par Christian Soleil

La cinéaste allemande égérie d'Adolf Hitler vient de s'éteindre en Bavière. Retour sur le parcours d'une artiste talentueuse et reconnue au service d'une idéologie de mort.
On juge généralement l'œuvre d'un artiste à l'aune de sa biographie ou du moins de ce qu'on en connaît. La biographie n'est pas la vie : à peine, dans le meilleur des cas, son reflet pâle et discontinu ; une sélection d'instants choisis, orientés et éclairés selon l'œil du biographe. Ne devrait-on pas plutôt juger de l'artiste d'après sa production, puisque le créateur véritable dissout sa part essentielle dans son travail et laisse le meilleur de lui-même dans ces éclairs de lucidité spontanée qu'on appelle "oeuvres"?

Leni Riefenstahl n'échappe pas à la règle. Que sa proximité incontestable avec Adolf Hitler puisse en faire un personnage antipathique, on peut le comprendre. Que ses mensonges répétés sur son absence d'engagement aux côtés des nazis puissent agacer, c'est certain. Il n'en reste pas moins qu'elle fut et reste une référence dans les domaines cinématographique et photographique, et que son influence sur certains des artistes qui lui ont succédé éclate de manière évidente.
De son vrai nom Helene Bertha Amalia Riefenstahl, la future égérie du Führer voit le jour à Berlin le 22 août 1902. Son père est un commerçant aisé. Sa mère, née Bertha Scherlach, fut parfois considérée comme juive pendant la période nazie "par quelques envieux qui voulaient déconsidérer Leni Riefenstahl auprès des autorités", selon l'historien Charles Ford, l'un de ses grands admirateurs. Leni sera d'abord danseuse, puis actrice dans les films de montagne d'Arnold Franck qui exaltent l'esprit sportif. Elle écrit, produit et réalise et interprète en 1932 une légende des Dolomites revue dans l'esprit d'Arnold Franck, La lumière bleue.
Leni Riefenstahl est belle, décidée, forte, tout le contraire de l'image type de la femme selon l'esprit nazi. Le concept de la femme au foyer qui élève ses enfants, fait la cuisine, se dévoue corps et âme à son mari et souscrit régulièrement à ses obligations religieuses, le fameux "Kinder, Kirsche, Küsche", très peu pour elle. Leni est sportive, elle pratique assidûment le ski, la course à pied, mais aussi la propagande filmée, avec un moyen métrage réalisé en 1933, Sieg des Glaubens, grâce auquel elle se retrouve très proche du nazisme.

Très vite, elle prend de l'ascendant sur Hitler, qui tombe follement amoureux d'elle mais ne réussira jamais à concrétiser sa passion. Leni réalise pour lui en grande pompe Le Triomphe de la volonté en 1935, un reportage délirant sur le congrès national-socialiste de Nuremberg. Tourné avec des moyens considérables, il épate à l'époque toute l'Europe. On y voit Hitler descendant d'avion, tel une divinité, des scènes de foule, de parades et de discours dirigées comme pour un opéra mystico-guerrier. Un chef-d'œuvre sur le plan technique, mis au service d'une cause évidemment très immorale. C'est ce dont tout le monde conviendra après la chute de Hitler. Mais avant, combien étaient-ils dans l'Allemagne qui porta démocratiquement le führer au pouvoir? Et dans la France qui très tôt livra les antinazis allemands au pouvoir hitlérien, la France de "l'axe catholico-fasciste" dont parle Thomas Mann dans son Journal?

En cinéaste enflammée par la "cause" de Hitler, Leni Riefenstahl a bien saisi toutes les possibilités manipulatrices du montage. Pour les Jeux olympiques de 1936, à Berlin, les dignitaires nazis font patte de velours pour renforcer leur prestige. Moyens colossaux et équipes d'opérateurs sont mis à la disposition de Leni Riefenstahl pour filmer l'événement. Elle utilise, une prouesse pour l'époque, les prises de vue en ballon, les caméras automatiques attachées à des cerfs-volants, et même une caméra spéciale qui lui permet de filmer sous l'eau les épreuves de natation.
Le résultat est colossal, comme le veut l'époque, chez les nazis et ailleurs, dans l'architecture, la sculpture et bien d'autres formes artistiques. De pas moins de 500 000 mètres de pellicule impressionnée, Leni Riefenstahl tire le montage d'un film en deux parties, Les Dieux du stade et Jeunesse olympique. Distribué en France dès 1938, il exalte le sport sous toutes ses formes, donne l'avantage aux beaux corps des athlètes et à la virilité aryenne, célèbre le culte du chef comme dans Le Triomphe de la volonté à travers la grandeur de cette "fête allemande". Leni Riefenstahl est assurément maîtresse de son art. De nombreux apprentis cinéastes étudient son oeuvre aujourd'hui encore. Dommage qu'elle ait mis son talent au service d'une idéologie de mort. Les jeunes sportifs qu'elle filme sont divinisés par les cadrages, les angles adoptés et la lumière. Rien à voir avec la photographie d'un Herbert List, où un détail vient toujours briser la force virile de musculeux éphèbes sur les rives de la Baltique, laissant entrevoir une très humaine fragilité.

De 1934 à 1940, Leni Riefenstahl travaille sur un film de fiction, Tiefland, une adaptation de l'opéra d'Eugen Albert où elle sacrifie à nouveau à son goût du gigantisme. Le tournage sera ralenti par la guerre et la maladie mais la cinéaste est suffisamment décidée pour dépasser tous les écueils, y compris l'hostilité déclarée de Goebbels, qui la déteste cordialement. Travail grandiose: on reconstitue pour elle une immense forêt en studio, recrute pour la figuration des Tziganes du camp de Maxglan-Salzbourg.
Elle devra attendre quelque vingt années pour reconquérir une stature internationale grâce à ses prises de vue en plongée sous-marine, un sport qu'elle découvre à 71 ans et pratiquera jusqu'à 95, et grâce à ses nombreux reportages au Soudan.

En 1945, elle se réfugie dans sa maison du Tyrol autrichien. Le négatif de Tiefland est alors saisi. En 1952, la cinéaste est blanchie par la commission de dénazification ; elle peut récupérer son bien. Le film sort en Allemagne en 1953 mais c'est un échec. Aucun des projets suivants de Leni Riefenstahl n'aboutira. De la fin de la seconde guerre mondiale jusqu'aux années 1990, la seule femme cinéaste du IIIe Reich fait tout pour effacer le souvenir de ses liens privilégiés avec Hitler et de ses films documentaires au service du nazisme. "Je ne sais pas de quoi je devrais m'excuser, déclare-t-elle en 2002 alors que de nombreuses commémorations ont lieu pour le centenaire de sa naissance. Je ne peux pas m'excuser d'avoir réalisé Le Triomphe de la volonté, il a remporté le premier prix, tous mes films ont remporté des prix." Bien sûr, ces récompenses obtenues dans des festivals allemands ou italiens sont oubliés.

Certes, elle n'a jamais adhéré au Parti et n'a pas pris part à ses aspects politiques de manière directe. La seule question qui mérite d'être posée à ce sujet est de savoir si elle était une pure opportuniste ou si elle était convaincue par les théories hitlériennes. Dans un cas comme dans l'autre, son travail, remarquable, a contribué à la diffusion par l'image de ces théories. Personne ne peut le discuter. Membre du cercle des intimes d'Adolf Hitler, Leni Riefenstahl put donc passer une après-guerre paisible grâce au non-lieu prononcé par une commission d'enquête qui la déclara juste "sympathisante". Il est regrettable que son ambition, son avidité de pouvoir et de réussite l'aient amenée à ne jamais se poser la question de l'art et de la morale. Elle eût sans doute pu trouver de quoi satisfaire ses conceptions esthétiques et son désir de gloire ailleurs que dans l'exaltation mystique du nazisme. Puisque seul l'impardonnable mérite d'être pardonné, les citoyens du monde, reconnaissant son talent, pardonnent peut-être aujourd'hui à Leni Riefenstahl son engagement indirect mais inacceptable. Se retournant sur le triste parcours de la vieille dame de 101 ans qui s'est éteinte lundi soir 8 septembre en Bavière, que peuvent-ils ressentir d'autre que le sentiment d'un immense gâchis?
(15/09)