Véronique Bergen ou le miroir aux secrets

Par Jean-Paul Gavard-Perret

Ce que, en ses deux livres, propose Véronique Bergen est de franchir la frontière de l'intime : c'est ce qui touche à notre plaisir, à notre jouissance et, en conséquence, à nos possibilités d'angoisse puisque nos certitudes se voient interpellées par cette traversée. C'est pourquoi aussi chacun de ces deux livres représente une traversée : une traversée vitale par où, par le mystère de l'écriture, s'engendrerait le secret d'une vie soudain révélée.
De fait trop souvent l'écriture n'offre pas le saut espéré. Elle est un leurre, un miroir aux alouettes dans sa feinte de proximité. Le plus souvent elle ne propose qu'un saut raté et n'ouvre qu'à une impossibilité de percer le secret. Et si beaucoup d'écrivains de l'intime espèrent avoir traversé une frontière, souvent ce qu'ils " découvrent " n'est qu'une absence : l'au-delà de la frontière les ramène (et nous avec) du pareil au même. Ne reste alors qu'une angoisse qui peut représenter d'ailleurs un plaisir mal consumé et mal accepté, un désir contourné de jouir de l'autre ou de l'ailleurs. Ne demeure donc qu'un vertige angoissant puisqu'au sein du passage espéré, la différence recherchée s'est évanouie. La quête du changement avorte au moment même où le livre pouvait donner l'impression d'un passage dans le secret. De fait, si elle indique une tentation, une présence, l'écriture ne parvient qu'à offrir une présence en creux puisque rien n'est arrivé. Le secret est absent, tout ressemble à un départ raté, remis à plus tard en un aveuglement et une attente exaspérée, désespérante.

A l'inverse chez Véronique Bergen, et ici plus que dans ses essais, est véritablement atteint le seuil de l'intime, tant l'auteur s'est engagée dans un travail de reconnaissance " au milieu des méandres et des chassés-croisés du désir ". C'est grâce à l'apparition de " l'ange " et de " l'enfui " que l'on est plongé au cœur de la maison de l'être. Véronique Bergen pulvérise ainsi l'apparence et réduit tout cliché en poudre. Plus de poudre aux yeux donc mais cette approche d'une certaine violence en sa crudité. L'auteur ne cherche pas pour autant à faire de " l'instantané " : tout est recomposé pour donner aux gestes du corps et de l'esprit plus de force - car c'est un autre leurre de l'écriture que de faire croire que la prise sur le vif a valeur de fracture qui permet de toucher le secret au plus près. Le secret ne se laisse pas si facilement saisir. Le " point du secret " ne se résout pas dans l'éclatement d'un instant volé sur le vif. Traquant le mystère de l'être et ses envoûtements subis, Véronique Bergen tisse ainsi une trame où " derrière l'image " apparaît quelque chose du plus intime. Ne cherchant pas à "faire du beau pour du beau ", elle montre de la manière la plus rigoureuse combien la ligne de passage de l'intime inscrit une coupure, mais pas celle que l'on attendait, là où généralement le lecteur-voyeur ne fait qu'emmener avec lui ses propres bagages, son propre inconscient, son propre inachèvement.

Dans ce cas en effet et contrairement à ce qui se passe dans ces deux livres, rien alors ne peut changer. L'étrangeté espérée et explosive (ce que Baudelaire nommait le " nouveau ") n'est au plus qu'un baume, un cataplasme ou un affalement dans l'orthodoxe car l'inconscient ne connaît pas la traversée des frontières. Eternel traître, il marque l'écriture de son sceau et le franchissement d'un seuil de l'intime ne représente qu'une épreuve aveugle. Le décor a tourné mais on n'a changé ni de sens, ni de lieu : trop souvent donc l'écriture n'ouvre qu'à " l'unité amortie d'un repos ". Elle n'ouvre pas à un univers en mutation. C'est pourquoi l'auteur va plus loin : pour elle il n'existe, dans le tout venant littéraire, pas de place à une réelle jouissance : rien qu'un retour des choses. Ne surgissent que l'âcreté et l'amertume qui désagrègent la jouissance d'un franchissement qu'on croyait réel mais qui butte en une étrange torsion : on tombe dans le décor, on se retrouve du même côté de la frontière qu'avant de l'avoir traversée. Véronique Bergen, a contrario, veut donc créer un passage, un transfert : elle ne veut pas dupliquer du semblable, n'offrir qu'un même rituel de certitude. C'est pourquoi, le " saut littéraire " que l'auteur de " Habiter l'enfoui " appelle de ses vœux doit engager au " pas au-delà " qui permet d'entamer une percée d'un secret et ne plus retomber dans toujours les mêmes structures littéraires afin de se contenter d'en préserver l'invariance.

Véronique Bergen :
Rhapsodies pour l'ange bleu (Editions Luce Wilquin, Bruxelles),
Habiter l'enfui (Editions de l'Ambédui, Bruxelles).