Claude Nougaro Par Christian Soleil "Tant qu'il y aura des hommes il y aura des tanks."
Claude Nougaro, extrait de son album posthume "La note bleue. Le plus frappant dans la mort de Claude Nougaro, c'est qu'elle n'est pas triste. Comment? Comment pleurer sur la fin d'une vie aussi pleine, aussi claire,
aussi limpide, aussi pure, pourrait-on dire ? Une vie peuplée de hauts et de bas, de bonheurs et de malheurs, mais surtout une vie tracée sur le droit fil de la poésie et de la musique. Nougaro est bien le fils
spirituel d'Audiberti et de Cocteau : pas une note, pas une syllabe dans son oeuvre qui inspirât la médiocrité. Sa ligne est tendue d'un bout à l'autre de sa vie. Si le paresseux ou l'inculte pouvait prendre son style
pour de la prétention, dans ses réponses aux questions des journalistes notamment, l'auditeur attentif savait bien que ce n'était là qu'une manière de rendre la réalité supportable, d'élever au rang de chef d'oeuvre le
moindre souffle de vie, la moindre rencontre amicale, le moindre sentiment douloureux. Car il y a chez Claude Nougaro une douleur profonde et permanente, une souffrance proche de la "difficulté d'être" de Fontenelle.
Sa lucidité précoce sur la vie, les êtres et les choses de ce monde lui rendait chaque instant atroce et riche à la fois. L'enfant solitaire et rebelle qui se fait virer de tous les collèges, le lycéen qui ne passera
pas le bac parce que ne l'intéressent, déjà, que la poésie et la musique, a trouvé très tôt dans ces deux activités qu'il mariera toute sa vie durant une fenêtre ouverte sur les autres, dont il a tant besoin de la
présence. Non pas qu'il cherche à plaire ou à séduire. La seule personne que Nougaro cherchât jamais à séduire, c'est lui-même. Il n'est pas certain qu'il y parvînt jamais, éternel insatisfait. Claude Nougaro aima sans
doute plus les autres que lui-même. Cette générosité profonde est la source de l'émotion que ressent la France depuis son décès. Quand meurt un homme de cette qualité d'âme, c'est en effet plus que la mort d'un artiste
qu'on salue : la perte d'une parcelle de l'humanité. Mes premiers souvenirs de Claude Nougaro remontent aux années 1970. Les mots et les notes me fascinaient dans ce qu'ils permettaient de lutter contre ce que je
percevais déjà comme la grisaille de la vie. Les chansons de Nougaro portaient en elles tout ce que j'aimais : la tristesse joyeuse du jazz américain tout imprégné des déchirures vocales de Billie Holiday et des
douceurs angéliques du cool jazz californien de la trompette de Chet Baker, la morsure rythmée du soleil brésilien, un lyrisme écologique avant l'heure, la glorification transcendée des événements de mai. Claude Nougaro
savait être de son époque et en épouser les thèmes tout en touchant à l'universel. Jamais englué dans le présent, il nouait des liens entre les moments, les arts et les perceptions, faisant surgir de rimbaldiennes
correspondances : les barricades de mai 1968, auxquelles il ne participa point, devient sous sa plume d'or un nouveau Sacre du printemps. La révolution musicale qui vit le jour en 1918 au Théâtre des Champs-Elysées
ainsi rapprochée des mouvements contestataires de la jeunesse de 1968, il fallait y penser. Une manière sans provocation de donner à ces mouvements leurs lettres de noblesse, et en même temps de prendre quelque distance
à leur égard. Tout Nougaro est là, et toute sa poésie. Il décalque l'invisible, invisible à nous. Il joue sur les mots, cherchant en permanence une place fraîche sur l'oreiller pour retrouver devant l'existence le
regard neuf de l'enfant. C'est le réel qui bourre son cartable de coups de poings et oppose sa dure et solide consistance à ses rêves de môme. La vie de Claude, les notes de Claude sont un combat pour apprivoiser le
réel. L'accent rocailleux avec lequel il prononce ses textes est le symptôme de cette lutte interne, la partie visible de l'iceberg. Il me souvient d'un disque de Claude Nougaro sorti en 1983. Un de ceux
dont le succès ne fut jamais au rendez-vous. Il contenait pourtant quelques merveilles, dont une chanson à la gloire de Nice. Cet album, et particulièrement cette chanson, restent gravés en moi bien plus profondément
que sur la galette de vinyl où je l'écoutais alors. C'était le temps de mes premières amours, et elles passaient aussi par cette ville qui dans la nuit glisse son collier de perles sur le cou de la Méditerranée. Je l'ai
écouté mille fois, comme je réécoutais également cette année-là la chanson nougaresque de la torpeur estivale, Un Eté, lourde d'un érotisme adolescent, rampant et inquiet. C'est à peine quelque mois plus tard
que, jeune journaliste dans un quotidien de province, je me retrouvai un soir en face de Claude Nougaro, dans sa loge, après le spectacle. Je n'oublierai jamais comment d'une tape sur l'épaule il m'invita à prendre
place sur un siège à ses côtés avant de me proposer de partager un verre. "Saint-Etienne, as-tu toujours ton auréole, auréole d'acier bleuté ?" Claude comprenait d'un regard les émotions, les sentiments, l'humanité de
ceux qu'il lui advenait de rencontrer. Face à l'humilité, face aux sentiments vrais, il était la simplicité même. Il savait reconnaître la souffrance et donner ce brin de tendresse qui fait oublier tous les manques. Une
des grandes qualités de Claude Nougaro était l'attention qu'il accordait à l'autre, une forme de délicatesse. "Mon singulier à moi ne peut s'exprimer que par le pluriel", disait-il volontiers. Il se proclamait métis,
américain d'Occitanie, gréco-africain, nègre honoraires. Il avait administré à la France la preuve que sa langue peut swinguer, que son art si ancien, si docte et si respectable de la rime pouvait passer par le corps,
se danse et faire claquer des doigts : "Je ne sais quelles racines crépues j'ai en moi, mais le jazz m'a traversé. La langue a un corps, et j'en connais les mécanismes. Je la taille à ma façon, à la rencontre du rythme
nègre et de la syntaxe française. J'aime manger cette parole de couleur. Quand j'étais gosse, je voulais être danseur." Danseur, il l'était, assurément : en scène, on le voyait boxer, piaffer, glisser, trotter, toute
une grammaire du geste épousant les contours d'un art unique, à la fois scrupuleusement classique et d'une liberté si insolente. Chanteur ? Bien sûr, et aussi bûcheron, dentellière, athlète, orfèvre. Une personnalité
unique embrassant d'un seul geste Manhattan et le Brésil, Paris et l'Afrique. Et puis, comme un port d'attache et une Atlantide tout à la fois, Toulouse, Toulouse la rose, la turbulente, la généreuse. Car
on ne peut l'ignorer : Claude Nougaro est toulousain. Il naît entre Garonne et Capitole le 9 septembre 1929. Son père, Pierre Nougaro, est artiste lyrique. "Mon baryton de père, ma première star". Sa mère, Liette, est
italienne, pianiste et professeur. "La première larme musicale que j'ai versée, c'est avec Puccini, La Vie de bohème. Je devais avoir six ou sept ans : ma mère faisait répéter mon père au piano." Les tournées
lyriques obligent à confier Claude à ses grands-parents, qui habitent le quartier populaire des Minimes - opéra de l'accent chantant, des radios à plein volume, des familles d'exilés de la Guerre d'Espagne. A l'aube de
la guerre, il découvre Piaf, Trenet, mais aussi le jazz dans les émissions d'Hugues Panassié sur Radio-Toulouse - "J'ai été inondé", dira-t-il du chant blessé de Bessie Smith, de la raucité sensuelle de Louis Armstrong.
L'école ? De renvoi en dernière place, de collège en collège, il n'aura jamais le baccalauréat. A dix-huit ans, il s'essaye au journalisme - Le Journal des curistes à Vichy, l'Echo d'Alger.
En 1950, après le service militaire, il s'installe à Paris, chez ses parents. Désespéré comme on peut l'être à vingt ans, il écrit nombre de poèmes. Il rencontre celui qui sera son deuxième père, le poète, dramaturge et
romancier Jacques Audiberti. Celui-ci le conseille, lui enseigne "le vers libre, libre de ne pas être des vers". Le jeune homme écrit ses première "vraies" chansons - c'est-à-dire professionnelles : Le
Balayeur du roy et Le Barbier de Séville (sur la musique de Rossini) pour Marcel Amont, Joseph et La Sentinelle
pour Philippe Clay, d'autres encore pour Odette Laure, Lucette Raillat. Son premier tube est Les Pantoufles à papa, chanté par Jean Constantine. Il croise Brassens, Mouloudji,. Ce n'est qu'en 1955 qu'il ose
monter sur scène, au Lapin Agile, à Montmartre. Apprentissage patient, avec un premier disque en 1958, Il y avait une ville, quelques premières parties - une tournée et un Olympia de Dalida, notamment. Avec la rencontre du pianiste, compositeur et arrangeur Michel Legrand, sa carrière décolle vraiment : deux fous de jazz se retrouvent sur le même rêve d'une chanson française qui swingue enfin. En pleine
vague yé-yé, alors que personne ne croit au potentiel commercial de Nougaro, ils enregistrent ensemble Une petite fille, Le jazz et la java, les Don Juan, Le cinéma...
Le premier enfant du chanteur naît et la chanson Cécile ma fille
déferle sur les radios. Son nom est établi dans le paysage de la chanson française. Son débit, qui emmêle la rocaille de l'accent toulousain et la syncope du jazz, fait entrer dans la culture populaire française
Blue Rondo à la Turk de Dave Brubeck (A bout de souffle), Saint Thomas de Sonny Rollins (A tes Seins), Work Song de Nat Adderley (Sing Sing Song), Beauty and the Beast
de Wayne Shorter (Comme une Piaf), Fables of Faubus de Charlie Mingus (Harlem)... Et il découvre aussi le Brésil : en 1964, il rencontre le guitariste Baden Powell et adapte son Berimbau
qui devient Bidonville. Quatorze ans plus tard, il écrira Tu verras
à partir d'une chanson de Chico Buarque. En 1967, il donne à sa ville natale son plus bel hymne - et un repentir très rare dans sa carrière : "Dans la version sur disque de Toulouse, j'avais écrit, en
étant très conscient de la platitude, "A Blagnac tes avions sont plus beaux". Et puis ça m'a agacé, c'était vraiment trop plat. Alors j'ai commencé à chanter sur scène : "Tes avions ronflent gros"." Ce
perfectionniste mène une belle carrière : Olympia et Bobino avec régularité, tournée prospères, tubes réguliers... Autour de lui se pressent les meilleurs musiciens français de jazz : Maurice Vander, Eddy Louiss,
Richard Galliano, Aldo Romano, Pierre Michelot, Bernard Lubat... Les album Bleu blanc blues en 1985 et Nougaro sur scène
en 1986 sont de belles réussites artistiques et on pourrait croire le chanteur en sécurité. Pourtant, sa maison de disques, Barclay, estime ses résultats insuffisants et il est remercié. Alors Nougaro s'embarque pour New York et enregistre, à ses frais, un disque avec un jeune clavier surdoué, Philippe Saisse. Très funk, très rock,
Nougayork
va être le plus gros succès commercial de sa carrière et lui permet de conquérir un jeune public qui s'enthousiasme pour cet aîné à l'énergie implacable. L'aventure américaine lui permet de décrocher les victoires de la musique du meilleur artiste et du meilleur album pour l'année 1988 et de se produire au Zénith de Paris.
Puis il revient à ses premières amours, en duo avec Maurice Vander : la tournée et le disque Une voix dix doigts, d'une magique simplicité, l'établissent définitivement en personnage majeur de la
scène française admiré depuis plusieurs générations, référence pour ses cadets qui reconnaissent volontiers son rôle pionnier dans l'affranchissement de la langue. En 1993, il mobilise Maurice Vander, Jean-Claude
Vannier, Didier Lockwood, Richard Galliano, Ray Lema, Daniel Goyone pour l'album Chansongs. Après l'année de tournée qui suit, il subit une grave opération du coeur qui le tient éloigné des studios et de la scène
pour un long repos. Il revient en 1997 avec L'Enfant phare, album d'un jazz agreste, virgilien, d'une pulsion de vie resplendissante de soleil - il a soixante-huit ans. La musique est toujours d'une
fervente énergie, les concerts qui suivent sont superbes. Il ne se passe guère plus de quelques mois entre les tournées, les concerts exceptionnels, les visites aux grands festivals, Nougaro ne reculant jamais devant le
contraste : en 2000, il enregistre l'album Embarquement immédiat avec Yvan Cassar, qui dirige aussi le big band des concerts qui suivent ; et début 2002 il présente aux Bouffes du Nord le spectacle
Les Fables de ma fontaine, pendant lequel il dit, seul en scène, une vingtaine de ses textes de chansons. "Quand je reprendrai le chant, j'aurai appris d'avoir été l'acteur avec les mots, de savoir évaluer une
écoute dans l'écrin de silence, dit-il alors. C'est nouveau, c'est un terrain vierge qui me plaît." Et il ajoute : "J'aurai passé ma vie à faire mes débuts." 2004 devait voir ses débuts sur le plus prestigieux des
labels de jazz, Blue Note, sur lequel devait sortir un disque réalisé avec Yvan Cassar, puisant dans le vaste répertoire des standards de jazz. La maladie a rattrapé Claude Nougaro. Mais sa soeur nous assure que le
disque verra le jour dans quelques semaines. L'ange du verbe a pu enregistrer plusieurs chansons lui-même quelques semaines avant son départ. Les autres, sur des musiques de Michel Legrand, seront interprétées par des
artistes qu'il a lui-même choisi. Maintenant, Claude, il s'en fout. Il a demandé à être incinéré, et ses cendres seront jetées dans la Garonne. Claude Nougaro (1929 – 2004)
http://www.nougaro.com |