Joan Miro (1917 – 1934)
La naissance du monde

Par Christian Soleil

C'est une première au Centre Pompidou : jamais encore exposition n'avait en effet été consacrée au Joan Mirò de la période qui court de 1917 à 1934, période pourtant riche et révélatrice du talent protéiforme de ce peintre marquant de l'histoire de l'art au siècle dernier.
C'est dans cette période que Mirò invente pour ainsi dire son langage pictural et réalise ses chefs-d'œuvre les plus absolus et les plus énigmatiques.

Inventeur de formes, Joan Mirò nous fait nous interroger dans ce parcours chronologique sur ce qui est en réalité l'extraordinaire complexité de son œuvre dans ces années 1920 et 1930. Il se pose sans cesse de multiples défis et développe une production effervescente. D'un côté le "miròmonde" animé, coloré, panoplie ludique de pictogrammes et de signes métaphoriques constellant la toile : un univers peint avec une soi-disant innocence dont André Breton stigmatisait le "stade enfantin". De l'autre les espaces presque vides ou maculés de taches sur lesquelles flottent des figures fantômes, véritables formes spectrales sorties des "fonds".  Mais d'abord l'espace, cet espace magique, ce vide où tout est possible, cette vacuité d'où peuvent émerger les choses, les idées et les êtres, ce vide qui prend forme sous nos yeux comme surgissent les conceptions mentales sur le tissu lisse de la claire conscience. Mirò est avant tout le peintre de la conscience, de la méditation, du tout et du rien, du "0" qui peut se comprendre comme l'absence ou la globalité.

Déjà en 1930, Michel Leiris ou Georges Bataille signalaient le caractère "trouble" des espaces pleinement actifs de Joan Mirò. Aux modulations assurées, élégantes de la ligne glissant sur des aplats saturés de couleurs vibrantes et solaires - magie du bleu, jaune, vert, rouge - ou aux nuances infiniment raffinées, s'opposent les bouillonnements informes de la peinture et des procédures brutales : trous, griffures, collages, intrusion de matériaux vils, coupes approximatives du papier.
En entamant péremptoirement l'intégrité de la surface, en acceptant tous les avatars du support, dont l'affirmation semble bien être une de ses inventions cruciales, Mirò fait acte d'une audace sans précédent. Enfin, à la recherche éperdue, qui est aussi celle du poète et du musicien, d'une vision harmonique de signes universels, s'ajoute l'impératif d'une présence du concret le plus direct, analogue bien souvent pour Mirò à l'acte sexuel, dans une tension scopique pleinement érotique, dans un acte fusionnel, physique, avec sa peinture.

Mais nous parlions de conscience.
C'est d'un état de conscience particulier dont témoigne l'œuvre de Mirò.
Une œuvre qui tire toute sa pulsion d'une vision à la fois concertée et hallucinée. L'énergie en relève d'une aventure première et procède de cette remontée aux origines. L'infiniment petit, le banal, le terre à terre, entrent en résonance avec les éléments du cosmos : mer, ciel, terre, eau, soleil, lune.
Le jeu, l'humour et la poésie avec la gravité et la cruauté les plus radicales. La démarche de Mirò est commandée non par la recherche de l'esthétisme mais par le souci de propager sa vision du monde, cet état de conscience ouvert sur le vide duquel viennent se déposer les choses. Une forme d'initiation qui effleure les mystères antiques et fleure l'ésotérisme. C'est une sorte de labyrinthe dans lequel nous entraîne l'exposition de Beaubourg. Un labyrinthe qui nous propose un jeu impossible. Comme dans un labyrinthe originaire, nous sommes certes bel et bien confrontés à une épreuve mais c'est un effort tout différent  que nous devons accomplir : notre pensée rationnelle, linéaire, s'affole, s'exaspère, et en fin de compte se brise. Nous devons rester éveillés pour tenir compte de chaque détail, nous dépouiller de nos préjugés sur la peinture, mettre en œuvre nos facultés habituelles de raisonnement tout en renonçant aux trajets habituels de la raison, imposer à notre corps l'effet d'observer en même temps toutes les composantes de tableaux dont tous les éléments sont absolument indissociables, interdépendants, penser autrement, être partout à la fois, faire fonctionner l'analyse la plus méticuleuse et la synthèse la plus vertigineuse afin de nous préparer à l'ineffable.
Au-delà de la "peinture-poésie" ou de la "peinture de rêve" par lesquelles l'œuvre de Mirò a été longtemps exclusivement désignée, apparaît ainsi une peinture "primordiale", une peinture à l'aube de la peinture, se cherchant elle-même dans une liberté absolue, qui sera donnée à apprécier. Ainsi, le sous-titre de l'exposition est emprunté au titre de l'une des plus grandes toiles de Mirò de l'année 1925 : La Naissance du Monde, chef d'œuvre du Museum of Modern Art de New York.

Toute d'intériorité, l'œuvre de Joan Mirò est ici servie par une scénographie qui privilégie une vision proche et intime. Par séries contraires et consécutives, l'exposition met en lumière le rythme même de création de Mirò. Une démarche méthodique qui déjoue la compréhension habituelle de l'automatisme surréaliste en suivant un cheminement en zig-zag. Premier choc initiatique pour  Mirò : la venue à Paris en 1917-1918. Suivent nombre d'expérimentations en une suite de destructions et reconstructions, la série des Collages de l'été 1929 marquant l'acmé de "l'assassinat de la peinture". La boucle de l'exposition se ferme magistralement par un ensemble de Grandes Peintures de 1933 à 1934.

L'exposition de Beaubourg propose donc avec un déploiement sans précédent de près de 240 oeuvres - dont 120 peintures et objets - et un nombre équivalent de dessins, collages et constructions, une relecture de cette période essentielle. Beaucoup d'oeuvres, depuis longtemps parties d'Europe, sont à redécouvrir, tandis que d'autres sont restées totalement inédites en France.
Le parcours chronologique de l'exposition met en lumière les ressorts d'une création élaborée dans un va-et-vient permanent et régulier entre la terre catalane de Montroig et les milieux littéraires et artistiques de Paris, que Joan Mirò rejoint en 1920. Ainsi, au sein même de la ville qui nourrit ses premières grandes créations, est présenté l'extraordinaire peintre pugnace des années 1920 et du début des années 1930, boxeur à ses heures de détente, peintre pourfendeur sans relâche des manières reçues. "Je briserai leur guitare", dit-il en 1922 dans un Paris où régnait alors la convention cubiste. Il cherche à élaborer un langage plastique radicalement neuf et personnel, qu'il désigne comme son "coït" avec "l'absolu de la nature". Mirò pourfend des voies nouvelles, zigzague entre le surréalisme et l'abstraction, trop enraciné dans la réalité et chercheur de vérité pour s'y limiter, mais il se pourfend aussi lui-même, mettant en péril dans une démarche de véritable stratège ses propres acquis et les séductions de sa poétique.

Dès les années 1922-1925 ses peintures suscitent un vif intérêt chez les surréalistes autour d'André Breton.  Carl Einstein, Georges Bataille et Michel Leiris se mobilisent également sur sa production. Son langage plastique est stimulé par ses contacts étroits avec ses complices les plus proches que sont Pierre Reverdy, Tristant Tzara, Georges Limbour, Robert Desnos et surtout Michel Leiris, mais aussi ses voisins d'atelier de la rue Blomet puis de la rue Tourlaque : André Masson, Max Ernst, Hans Arp et Calder. Son œuvre peut enfin être pleinement située aux côtés de celles de Picasso, de Matisse et de Duchamp, mais également de Klee et Kandinsky, que Mirò n'a cessé de regarder dans ces années-là, lui-même placé souvent sous leur observation admirative.

Joan Mirò, La Naissance du Monde, Centre Pompidou, Paris
03 mars au 28 juin 2004,
http://www.centrepompidou.fr
Miro Jeune Public sur France 5 :
http://www.france5.fr/education/miro/accueil.html
Fondation Miro à Barcelone :
http://www.bcn.fjmiro.es/

1) Peinture (Figures rythmiques), 1934
Huile sur toile - 193 x 171 cm
Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf
Photo : Walter Klein, Düsseldorf, Successio Miró/Adagp, Paris, 2004
2) Paysage près de la mer - 1926
Huile sur toile - 65 x 92 cm
Collection particulière
Photo : Beth Phillips, Successio Miró/Adagp, Paris, 2004