Francis Bacon : le sacré et le profane

Par Christian Soleil.

Le musée Maillol accueille du 07 avril au 15 août 2004 une exposition de peintures de Francis Bacon, "Le sacré et le profane". Cette exposition fait partie des manifestations sélectionnées pour célébrer le centenaire de l'Entente Cordiale.
L'ensemble des oeuvres présentées témoigne du goût extrême de Francis Bacon pour la vie.
Si ses tableaux furent souvent jugés macabres, surtout à ses débuts, c'est que Bacon aimait la vie comme un suicidé qui en attend tellement qu'il ne peut la supporter médiocre. Sa vénération pour le suicide,
qui apparaît dans nombre de ses interviews,
est de cet ordre-là.
Francis Bacon peint avant tout pour lui-même. Comment pourrait-il en être autrement ? Qu'est-ce que cela voudrait dire, un artiste qui œuvrerait pour l'autre ? Mais cette part de soi pour laquelle il peint ne se situe pas dans les strictes limites de l'ego. C'est un espace où l'ego, justement, s'abolit, où le "je" et le "tu" ne se distinguent plus, où, comme Marguerite Yourcenar disait à un Bernard Pivot médusé : "La différence entre vous et moi ? Non, je ne la fais pas vraiment. Non, non"

C'est donc, aidé de substances extérieures comme l'alcool ou les drogues, non pas dans l'égoïsme
qu'il faut situer la démarche de Francis Bacon,
ni dans la générosité. Ni don ni masturbation. Simplement dans le constat de ce qui est.
Une croix n'est jamais qu'un outil pratique pour accrocher n'importe quoi : un morceau de viande par exemple, ou un candidat à la déité.
Si d'aventure quelqu'un s'intéresse à un tableau de Francis Bacon, ce dernier ignore pourquoi.
Ce qui compte pour lui, c'est la relation à la matière, la sensualité de l'acte de peindre,
la démarche d'abord inconsciente, puis peu à  peu construite, qui consiste à donner corps à ses peurs, à moins que ce ne soit l'inverse.
La première peur de Francis Bacon, c'est la violence. Celle de la vie. Tout d'abord : que reste-t-il après la mort ? S'il n'était pas peintre, Francis Bacon serait criminel, ou voleur. Forcément. L'artiste est un alchimiste. Hérétique. Donc coupable.
Coupable dès le début. Ses père et mère sont, dit-il, dégoûtés par lui. Un voyage à Berlin à 17 ans le met sur la voie de son alchimie personnelle : il va passer sa vie à la déformer.

Francis Bacon est à un point extrême et souvent périlleux la vivante preuve de ce que disait William Butler Yeats : "Nul esprit ne peut créer tant qu'il n'est pas divisé en deux". Dans sa vie comme dans son art, il parvient à maintenir un équilibre précaire, et pourtant durable, entre des points de vue totalement contradictoires.
Cette ambivalence se manifeste dans son œuvre pour atteindre des proportions inouïes dans ses interprétations de motifs chrétiens lourds de symboles, notamment les crucifixions et les papes, ou encore dans ses images irrévérencieuses de personnages accouplés dans l'herbe, d'hommes isolés hurlant dans des cages et de femmes clouées au lit par une seringue dans une mousse de peinture. Bacon inverse au passage toutes les conceptions traditionnelles du sacré et du profane, qu'il remplace par ses catégories à lui, mouvantes et imprévisibles. Une crucifixion peut ainsi mettre en scène un quartier de viande ou un animal menaçant, tandis que l'étreinte lubrique de deux corps revêtira toute la tendresse douloureuse d'une pietà.

Toujours entouré de sa cour, Francis Bacon n'a aucune illusion sur ces "amis" qui hantent son atelier : des "vautours" qui descendent sur lui parce qu'ils en veulent à son argent. C'est sans doute l'une des raisons pour lesquelles le peintre est toujours inquiet, sur le qui-vive à chaque instant. Là est sa vie : observer ce qui l'entoure, avec une lucidité et une acuité que même l'ivresse provoquée par l'alcool ne saurait émousser.
En fait, une seule chose le touche dans la vie, qui passe par le poil de son pinceau : la beauté. La beauté masculine, surtout. La beauté du corps des hommes. C'est le premier point, essentiel au-delà des apparences, qui le rapproche de Michel-Ange, qu'il prononce "Michel", comme le prénom. Le corollaire : son obsession récurrente, la peur de la vieillesse. Une peur, affirme-t-il, directement liée à son homosexualité. Parce qu'il est plus difficile d'être vieux quand on aime les hommes ou les garçons. D'ailleurs, pour Bacon, la vie dans son ensemble est un jeu perdu d'avance, un losing game. La mort, pour lui, ce n'est rien, parce que quand vient la mort, c'est fini. Mais il considère toujours la vieillesse comme un marais.

Francis Bacon, qui plus est, développe une vision lucide de son œuvre : il considère qu'il n'a rien apporté pour embellir l'existence. Tout ce qu'il a fait a déjà été expérimenté avant lui. Ses précurseurs s'appellent Velasquez, Rembrandt, Michel-Ange. Le seul intérêt de son œuvre, c'est qu'il est vivant et que l'on préfère, en ces temps médiatiques, entendre les vivants que les morts. Il ne sait pas s'il continuera d'exister par son œuvre après sa mort. S'il est assez courageux, il se coupera la gorge quand les possibilités seront finies.
Mais Francis Bacon adore la vie. Il se fait exister pour un moment. Il peut s'amuser. Il peut travailler. Il nous laisse un des plus grands témoignages de la peinture anglaise au XXe siècle. Bien sûr, il ne se retourne pas dans sa tombe : il se marre, lève en l'air une main aérienne accompagnée d'une cigarette qui se consume, tandis que l'autre tient fermement un verre de whisky.  Lui, plus connu que Constable ou Turner ? Il sait précisément ce qu'il vaut. Rien. Tout. C'est pareil puisque rien ne vaut rien et qu'il faut faire, pour vivre, comme si tout valait tout.

Jusqu'au 15 / 08 /2004
Ouverture exceptionnelle : de 11h à 19h
Fondation Dina Vierny – Musée Maillol / Paris
http://www.museemaillol.com
Prochaine exposition : Serge Poliakoff, du 08/09/04 au 07/11/04

(1) Van Gogh dans un paysage, 1957
Huile sur toile, 153 x 120 cm - Paris, Centre Pompidou, MNAM/CCI
Cliché Philippe Migeat © The Estate of Francis Bacon / Adagp, Paris 2004
(2) Etude de nu et personnage reflété dans la glace, 1969
Huile sur toile, 198 x 147,5 cm - Collection particulière
Cliché Image Art Studio © The Estate of Francis Bacon / Adagp, Paris 2004
 (3) Pape II, 1951
Huile sur toile, 198 x 137 cm - Städtische Kunsthalle Mannheim
Cliché Margita Wickenhaüser, Kunsthalle Mannheim
© The Estate of Francis Bacon / Adagp, Paris 2004