Germaine Tillion
Une vie d'action de réflexion et de résistance

par Yves Neyrolles

Au milieu de l'exposition qui lui est consacrée au Centre d'Histoire, elle parle sur deux écrans installés parmi les panneaux, les photos, les objets, chargés de témoigner de son parcours.
La voix est calme et claire, ne donne jamais l'impression qu'elle veut en imposer.
Or, l'on sait, avec le recul, que les choix que Germaine Tillion eut à faire n'étaient pas faciles.
Qui est donc cette femme, maintenant âgée, que beaucoup d'entre nous découvrons?
Née en 1907, en Auvergne, elle manifeste dès l'enfance, une curiosité et une activité remarquables. De brillantes études, marquées par l'empreinte de deux grands maîtres, Marcel Mauss et Louis Massignon, lui font choisir l'ethnologie, cette branche, encore nouvelle pour l'époque, des études de l'Homme.
" Toute ma vie, j'ai voulu comprendre la nature humaine, le monde dans lequel je vivais", écrira-t-elle plus tard.
Au milieu des années trente, la voici dans les Aurès, observant, étudiant, notant tout ce qui va lui permettre de comprendre ce "fait social total" (Mauss) que vit la population chaouïa d'un petit village perdu au milieu des montagnes, non loin de Batna. Dans cette Algérie, qu'elle apprend non seulement à connaître mais à aimer, elle fait l'expérience des possibilités de partage et de respect des valeurs des uns et des autres et découvre ce qui sera bientôt, pour elle, en France, le ferment des années terribles de l'Occupation et de la Résistance, et pour eux, là-bas, la braise allumant l'incendie anti-colonial:
"Il existe dans toutes les cultures une lumière intense qu'il faut avant tout percevoir : la lampe secrète de mes amis aurésiens se nommait l'honneur"
De retour à Paris, au printemps 1940, l'ethnologue vit la capitulation de la France comme quelque chose d'insupportable. Avec d'autres chercheurs, au sein du Musée de l'Homme, elle entre aussitôt en résistance. Arrêtée sur dénonciation, en 1942, emprisonnée à Fresnes puis conduite, en 1943, au camp de déportation de Ravensbrück, elle résiste encore, grâce à l'étude qu'elle entreprend de mener, en ethnologue qu'elle est, sur le système concentrationnaire inventé par les Nazis. Rescapée de l'enfer, elle écrit:
"Si j'ai survécu, je le dois d'abord et à coup sûr au hasard, ensuite à la colère, à la volonté de dévoiler les crimes et enfin, à une coalition de l'amitié"
Sa propre mère n'a pas sa chance: elle est gazée, en mars 1945, tout près de la fin du cauchemar.
Les années qui suivent la guerre, Germaine Tillion les consacre d'abord à une patiente reconstitution de ce qu' a été l'aventure de ces milliers de femmes déportées à Ravensbrück. La démarche scientifique se double de témoignages "vifs" et d'une réflexion qui l'amèneront, à ce propos comme à propos d'autres expériences que sa vie va lui offrir encore, à répéter souvent:
"Je suis très sévère pour l'espèce humaine, c'est une espèce dangereuse qu'il faut surveiller"
Dans les années cinquante, c'est l'Algérie qui l'accueille de nouveau, une Algérie bouleversée par les transformations du monde contemporain, ce qu'elle appellera la "clochardisation" des populations rurales et l'apparition des bidonvilles, phénomène auquel elle réplique par l'élaboration d'un plan d'éducation populaire, créant des Centres Sociaux pour donner une "armure"  aux plus démunis qui basculent, sans transition, du monde paysan à la condition citadine.
"J'appelle "armure" une instruction primaire ouvrant sur un métier. En 1955, en Algérie, j'ai rêvé de donner une armure à tous les enfants, filles et garçons".
D'abord persuadée que l'Algérie peut demeurer au sein de ce qui subsiste de l'Empire français, Germaine Tillion se rend vite compte du caractère inéluctable du conflit à partir du moment où la violence se déchaîne dans les deux camps. Avec d'autres, elle tente, en vain, d'agir en médiatrice. Dès 1962, elle sera de celles et de ceux qui vont fonder l'association France Algérie, une association qui se donne pour but de renouer les fils d'une amitié entre les deux peuples.
Et l'Algérie, ainsi que d'autres pays du bassin méditerranéen, reste au cœur de son travail d'ethnologue, un travail qui fait apparaître désormais ses préoccupations de femme, non pas féministe, mais militante infatigable contre la vassalisation des femmes. Elle rassemble les thèses de sa recherche dans Le Harem et les cousins, livre qui suscite d'abord de vives réactions, mais qui devient vite un classique de l'ethnologie anthropologique. Elle y écrit notamment:
"À notre époque de décolonisation généralisée, l'immense monde féminin reste à bien des égards une colonie. Très généralement spoliée malgré les lois, vendue quelquefois, battue souvent, la femme méditerranéenne est un des serfs du temps actuel"
Si l'on ajoute qu'on découvre également que Germaine Tillion est à l'origine d'une loi qui a permis l'introduction de l'enseignement dans les prisons, l'exposition qui lui est consacrée à Lyon, la première du genre, mérite véritablement, on l'aura compris, une visite au Centre d'Histoire. La vie, tout comme l'œuvre, de cette grande humaniste nous convient à nous saisir nous mêmes de préoccupations qui sont encore à l'ordre du jour dans le monde d'aujourd'hui.

Résistance(s) - Itinéraire et engagements de Germaine Tillion
Centre d'Histoire de la Résistance et de la Déportation
14 avenue Berthelot - Lyon 7e
Commissaires de l'exposition :
Isabelle Doré-Rivé, directrice – Laure Piaton, chargée de mission
Du 27 mai au 14 novembre 2004
Informations : 04 78 72 23 11
Les citations de Germaine Tillion sont extraites de quelques uns de ses livres :
Ravensbrück (1988), L'Afrique bascule vers l'avenir (1961), Le Harem et les cousins (1966), La traversée du mal (2000), À la recherche du vrai et du juste (2001)


Tagoust. Une fillette nettoie à la rivière les intestins du mouton de L'aïd-L'Kebir (détail)
Mars 1935 © Germaine Tillion