Sagan l'aristocrate (2)

Par Christian Soleil

Libre : c'est le premier mot qui vient à l'esprit. Sagan était libre.
Elle avait 69 ans, âge érotique aurait chanté Serge Gainsbourg. Elle était, on le savait, malade, ruinée, traquée par le fisc et les tribunaux. Elle s'était alors retirée, discrète, parce que, disait-elle, se montrer avec ses fragilités n'aurait pas été "convenable". Sagan aimait bien cet adjectif, "convenable", elle qui l'était si peu. Comment d'ailleurs l'imaginer sur un lit, fantôme d'un Château en Suède délabré? La Sagan qui a marqué toute une génération, c'est la Sagan triomphante qui a vendu plus de quarante-deux millions d'exemplaires, dont les romans ont été traduits en Chine, au Japon, en latin et dont le nom claque dans le monde entier. C'est l'insolente qui riait de tout et de rien, légère et pourtant, sous Les Merveilleux nuages, mélancolique. C'est la fille aux pieds nus qui conduisait, les nuits d'orage, des bolides, ses bateaux ivres, à toute allure, fuyarde à la frange blonde et, selon ses propres termes, à la "tête de souris". Sagan, deux ans avant Bardot, c'est une légende, Saint-Tropez, un village qu'on n'appelait pas encore Saint-Trop', l'argent facile, "l'espiègle petite Lili", comme l'avait baptisée François Mitterrand à qui elle faisait des omelettes, les soirs de complicité.
Provocations qui aujourd'hui feraient sourire. Dans les années 50, années de plomb, elle ont scandalisé. Quand, à 18 ans, Françoise Quoirez publie Bonjour tristesse, chez Julliard, sous un nom emprunté à Proust, l'époque ressemble à la couverture de son roman, rayé vert et noir. Elle est sinistre. 1954. C'est une France d'après-guerre, encore frileuse, à peine sortie des privations, une France de bas de laine qui ronronne dans les bras du bon monsieur Coty.

Diên Biên Phu, comme le raconte Bertrand Poirot-Delpech dans Bonjour Sagan, n'est pas encore tombé. Pierre Mendès France va bientôt imposer le verre de lait dans les écoles grises. C'est aussi dans les années 50 que Charles de Gaulle publie le premier tome de ses Mémoires de guerre, Roland Barthes Michelet par lui-même, Paul Morand Hécate et ses chiens, Albert Cohen Le livre de ma mère. Au théâtre, on joue Tête d'Or de Paul Claudel, Becket ou l'Honneur de Dieu de Jean Virginie Despentes et son Baise-moi, Christine Angot et son inceste peuvent aller se rhabiller : l'histoire de la jeune Cécile qui s'ennuie est vendue à plus de deux millions d'exemplaires. La France sort de sa torpeur, le monde littéraire s'entre-déchire. Ses détracteurs comptent sur François Mauriac, l'écrivain catho, pour ramener l'immorale dans les chemins de la raison. Pervers, il choisit son camp et "le charmant petit monstre".
Elle est définitivement lancée et lance à son tour les modes. Elle porte le pantalon corsaire et le chemisier blanc, fume des Pall Mall et boit du whisky dans les boîtes de Saint-Germain-des-Prés., où elle retrouve Jacques Becker, qui a réalisé Les Trompettistes, Bernard Franck, qui vient de publier Les rats. Les garçons, comme on les appelait, ont la nuque rasée des Godelureaux de Claude Chabrol.

On la copie. On la courtise. Françoise Sagan, sortie du Couvent des Oiseaux, d'où elle fut renvoyée "pour manque de spiritualité", s'en moque éperdument. Elle flâne sur les Quais, lit Gide, Prévert et son Dieu est un grand lapin, L'Homme révolté d'Albert Camus. A la Recherche du temps perdu, elle fuit, l'humeur vagabonde, chante Comme un petit coquelicot avec Mouloudji, rigole aux rosseries de Jacques Chazot, danse le be-bop avec Juliette Gréco, passe ses nuits chez Régine, flambe au pocker. Quand le spleen embue son verre, elle entraîne la "bande" pour des escapades à la Ponche, à l'Esquinade, ou vers la Côte, par la nationale 7, où les platanes allaient bientôt plier les tôles des voitures de Roger Nimier et d'Albert Camus comme des feuilles de brouillon.

Hussarde sur le toit, elle distribue ses billets de banque à qui en a besoin ou qui sait l'émouvoir. "Que vais-je faire de mon argent ?" avait-elle demandé à son père, après Bonjour tristesse. Il avait répondu : "Ce qu'il faut faire avec l'argent, le claquer." Pour une fois, elle obéit.
On lui prête des mots - en mai 68, comme on lui avait reproché de s'être rendue à la Sorbonne en Ferrari, elle avait répliqué de sa voix douce : "Faux, c'était une Maseratti." Fausse paresseuse, elle remet à ses éditeurs des manuscrits qui, comme l'a écrit un critique, sont "beaux, des choses dont on ne se déprend jamais mais qu'on n'explique jamais non plus". Des romans où les femmes trompent leurs maris avec grâce et où les riches amants ont la pudeur de s'éloigner, sans scène et sans déranger. Chez Françoise Sagan, seuls les draps sont froissés. Symbole de tout ce que la France rejette aujourd'hui, la frivolité, l'insouciance, le rire, elle a toujours porté sa légende "comme une voilette". En prenant ses distances. Les paparazzi traquent ses mariages, ses liaisons, ses amours de passage. Parce qu'un jour son amie Claude Pompidou lui avoue qu'elle a cassé sa voiture et ne supporte pas le chauffeur de Matignon, elle lui offre une grosse berline. Un cadeau qui fera la une du France-soir de Pierre Lazareff et provoquera la colère de Georges Pompidou. Cette célébrité finit pourtant par lui peser. Elle l'avouera à Jean-Claude Lamy, qui a écrit sa biographie, la meilleure : "J'étais devenue une chose, une denrée, un phénomène, le mythe Sagan. J'avais honte de moi-même, condamnée à vie aux mornes petites coucheries de personnages imbibés d'alcool."

Pudique, elle a longtemps caché ses bleus à l'âme. Elle s'est plainte une seule fois. Son premier accident, qui, en 1957, a failli lui coûter la vie, lui donnera à jamais le goût des paradis artificiels. Pour calmer la douleur, on lui a injecté des doses de morphine. Sagan tente de s'en passer, souffre mais serre les dents. A l'image de ses héros "durs mais qui ne pleurent jamais". Elle disait seulement que c'était "assommant". Assommant de perdre un à un ses amis, assommant d'être dépendante de celle qui l'a hébergée, avenue Foch, assommant, pour cette éternelle fuyarde, d'avoir perdu sa raison d'écrire, sa liberté. L'innocence et la joie de vivre.
Elle qui faisait l'éloge du mensonge dira, bien plus tard, enfin sa vérité : "Tromper est un acte de haute solitude et les êtres humains sont plus complexes que l'addition de nos regards ironiques et blasés". Elle trouvait la mort dégoûtante mais voulait bien mourir : "Oui mais mourir avec le nez dans le cou de quelqu'un pendant que la terre tremble. Il me semble alors que j'aurais un sentiment d'orgueil, de folie, de poésie. Ce serait l'occasion unique de savoir qu'il y avait chez moi un défi, une passion des autres ou de l'amour ou de ce que l'on veut et que Dieu n'y pouvait rien." Elle ajoutait : "Cela dit, comme il y a un caveau de famille à Seuzac, on me mettra avec les autres, on les poussera un peu." Par jeu ou par exorcisme, elle avait rédigé sa propre épitaphe : "Ci-gît / et ne s'en console pas / Françoise Sagan." Elégante, toujours.
Depuis des années, les nuages s'étaient accumulés. "Il s'est passé des choses assommantes", soupirait-elle, les mots trébuchant sur sa langue. L'affaire Elf aura eu raison de sa résistance. Là-dessus, le fisc : sur condamnation du 26 février 2002, il réclamait à Sagan la coquette somme de 838 469 euros, soit 5,5 millions de francs. Isabelle Adjani, Vincent Lindon, l'académicien Jean-Marie Rouart et Frédéric Beigbeder, entre autres, avaient alors pris leur plus belle plume pour la défendre. Tout cela aura mené Sagan à la ruine, au silence et, il n'y a pas d'autre mot, à la décrépitude. La chute d'Icare.
De fait, ce n'est pas un écrivain qui vient de s'éteindre, c'est un mythe. Tous les romanciers qui débutent rêvent de ressembler à cette petite-bourgeoise de 18 ans, déjà rongée par l'ennui et dont le premier manuscrit, déposé le 6 janvier 1954 dans la boîte aux lettres des éditions Julliard, a valu à son auteur un succès fulgurant. Un brin agacé par le phénomène, Mauriac avait trouvé sa formule : "un charmant petit monstre". Un titre à la Sagan.
Car voilà bien un autre cliché, mérité, qui colle à la peau de cette gamine éternelle : les titres. Elle les semait comme des cailloux blancs. Bonjour tristesse, La Chamade, Dans un mois dans un an, Un chagrin de passage, Un peu de soleil dans l'eau froide. Et ces deux-ci, qui semblent tellement résumer ses dernières années : De guerre lasse, et Des bleus à l'âme.
Ce que ses détracteurs reprochent à Sagan, c'est d'avoir joué sa vie à la roulette. Et, lorsqu'elle se trouvait quelque part, d'avoir aussitôt envie d'être ailleurs. La bougeotte. Dans l'appartement qu'elle occupera quelques temps rue de l'Université, près des Invalides, et où passaient en amis tant de prestigieuses figures - Mitterrand, Gorbatchev, Deneuve... - elle s'est acheté un podomètre. "J'ai calculé que je faisais entre deux et trois kilomètres par jour."
Son oeuvre, désormais, continuera sans elle. Et pour longtemps. Sagan a inventé les étoiles filantes qui durent. La saga de Sagan n'a pas fini de rayer le ciel des livres.

- 26 septembre / 03 octobre 2004 -