Gratte-Ciel, une politique de la ville Par Florence Charpigny
Les Gratte-Ciel appartiennent au paysage de la métropole lyonnaise, au même titre que la Basilique de Fourvière ou le "crayon" du Crédit lyonnais. Sauf qu'ils ne se situent pas à Lyon, mais à Villeurbanne.
Que Gratte-Ciel, avec ses majuscules, a valeur de nom propre et confère à ces tours de banlieue un statut tout à fait singulier, intimement lié à l'histoire politique, économique et
sociale, depuis leur gestation à la fin des années 20, jusqu'à aujourd'hui. Que, par un phénomène de glissement sémantique caractéristique des processus identitaires, les
Gratte-Ciel ne désignent plus, ou plus seulement les immeubles d'habitation de huit, voire dix-huit niveaux, mais le cœur même de Villeurbanne. Que "tours de banlieue"
désigne une tout autre réalité à partir des années 70 et qu'on détruit ces tours, sinon la réalité qui va avec, depuis les années 80… Historien de l'immigration et des banlieues, historien du
politique surtout, Philippe Videlier était particulièrement à même d'écrire la chronique d'une naissance, la vraie naissance de Villeurbanne : comment cette zone périphérique
vouée à l'industrie, où les seuls bâtiments un peu sophistiqués étaient les usines s'est, en moins de dix ans et en pleine crise économique, transformée en ville, en se donnant
un centre à la fois géographique et politique tel que la municipalité majoritairement socialiste d'alors y affiche ses idéaux : elle érige un Hôtel de Ville bien sûr, des places
meublées de bassins, vasques, pergolas et bacs fleuris, toute une idée de la nature en ville dont le caractère métaphorique était assumé, un Palais du Travail dédié à sa
population emblématique, et surtout des habitations à caractère social, lumineuses, hygiéniques, à un moment où les taudis et les bidonvilles restent d'actualité, où une
partie de la population ouvrière, à Lyon, à Vénissieux et à Vaulx-en-Velin comme à Villeurbanne, s'entasse dans des baraquements insalubres. Des immeubles d'habitation
hauts, hauts comme on n'en avait pas encore vus, comme on ne tardera pas à en voir, moins sur le terrain que dans les films américains comme King Kong. Des gratte-ciel. Les
Gratte-Ciel de Villeurbanne, nés du magistral geste politique d'un maire, le docteur Lazare Goujon, pur produit d'une République (la Troisième) soucieuse de créer de
nouvelles élites : enfant de famille nombreuse du Creusot, briquetier, boursier, instituteur puis médecin, il a le don des langues et l'amour des voyages; franc-maçon et
SFIO, bientôt après député, il est élu maire de Villeurbanne presque par hasard, s'y consacre avec une authentique conviction et une inlassable ardeur, vite focalisée autour
de son grand œuvre: un centre pour sa ville. Mais les Gratte-Ciel sont nés aussi et peut-être surtout de la formidable rencontre qui a donné corps à l'utopie, celle du maire
et de l'architecte, Morice Leroux, tout aussi inlassable et riche d'idées. On sait peu de chose des relations quotidiennes de ces deux fortes personnalités, sauf que leur
collaboration, portée par une pensée visionnaire partagée, a résisté à toutes les adversités – et elles furent innombrables.
Comme toute grande histoire, celle-ci a commencé modestement, si l'on peut dire, en 1927. Lazare Goujon, en bon politique, cherche la grande idée, celle qui lui permettra de
servir sa ville en la marquant de son empreinte. Or Villeurbanne, en pleine croissance démographique, ne possède pas de salle municipale apte à accueillir sa population, à
être mise à la disposition de ses nombreuses associations qui, horreur, doivent se réunir à Lyon, toute disposée à les accueillir, comme à annexer ce territoire qu'elle affecte de
considérer comme une excroissance industrielle. La première idée, ce sera un Palais du Travail. Pas une maison du peuple, mais un grandiose édifice de 2300 m2 dédiés à la
santé, à la distraction et à l'édification de sa population générique, sans compter une vaste cave à vins. La municipalité entérine le projet. Les plans d'un inconnu, Morice
Leroux, sont retenus au terme d'un concours. Lazare Goujon, qui possède aussi le génie de la publicité, organise une grande fête pour la pose de la première pierre, présidée par
Albert Thomas, le 20 mai 1928. On élit par la même occasion une Reine du Travail: les ouvrières n'en sont pas moins femmes; personne alors ne semble s'aviser qu'il y a loin
entre défiler sur un char et guider le peuple… En théorie, le financement du projet est en place. En pratique, l'argent manque, les travaux tardent à démarrer, il faut composer,
construire par étapes et gérer l'opposition communiste, menée par l'ancien maire Jules Grandclément, qui commence à s'agiter. C'est alors que le bon docteur Goujon a sa vraie
grande idée : il prend le parti de voir plus grand, très grand, et d'édifier rien de moins qu'un quartier autour de son Palais du Travail, avec des immeubles et un hôtel de ville.
Voilà donc comment sont nés les Gratte-Ciel, sans véritable préméditation, plutôt dans une course en avant, en saisissant aussi l'opportunité d'occuper des terrains en partie
libérés par des usines frappées par la crise économique. Autrement dit le hasard et la nécessité, que Goujon et Leroux ont su transcender par un programme architectural et
urbanistique remarquablement moderne et cohérent, et financer grâce à un montage inédit: une société d'économie mixte avant la lettre, la société villeurbannaise
d'urbanisme, autrement dit SVU, société anonyme constituée par la Ville avec des intérêts privés. C'est ce qu'on appelle se donner les moyens de ses ambitions. L'histoire
qui commence alors est celle d'une construction au jour le jour. Construction du Palais du Travail, de l'Hôtel de Ville, des habitations, plus tard d'un Stadium aussi grandiose
que virtuel. Construction aussi, grâce au sens de la publicité de Lazare Goujon et au talent de dessinateur de Morice Leroux, de Villeurbanne comme incarnation de la
modernité urbaine. Construction enfin, au fil des ans, d'une identité complexe, d'un cœur de ville revendiquée par tous les Villeurbannais, mais faite aussi de l'entre-soi des
résidents des immeubles de la "Belle Avenue".. En quatorze chapitres, Philippe Videlier retrace l'histoire de cette formidable entreprise:
la gestation et l'édification proprement dites, données à voir quasiment au jour le jour, restituées dans le contexte municipal, régional et national permettant de saisir les
logiques politiques qui ont pesé sur sa mise en œuvre; le fonctionnement des Gratte-Ciel, ainsi que les usages des lieux évoqués jusqu'à leur cinquantième
anniversaire, en 1984. Le tout grâce à des sources croisées d'une infinie richesse: archives municipales de Villeurbanne, archives de la SVU, presse, autant de sources
familières à l'historien, mais aussi des entretiens avec les habitants des premières années, d'anciens personnels de la SVU, qui donnent sa chair à l'histoire. Une histoire
qui n'est pas si simple à écrire, si l'on y songe: comment tenir l'objet à distance, ne pas basculer dans l'hagiographie ou la mythification, faire son métier d'historien non
seulement face à ce qui est unanimement considéré comme une réalisation en tous points remarquable, mais aussi sachant ce que les Gratte-Ciel représentent de
fondamental dans l'identité villeurbannaise, grande ville si (trop?) proche de la grande capitale régionale? Le parti choisi par Philippe Videlier est en l'occurrence le mieux fondé
scientifiquement. Le plus élégant et le plus difficile. Il a choisi de taire le long cheminement de l'analyse, il s'est effacé, et il a décrit: les situations, les processus, de
l'intérieur, de l'extérieur, avec un plaisir d'écrire et un sens de la formule qui accomplissent cette nécessaire mise à distance : "Quoique rien ne permette d'indiquer
que Goujon fût modérément socialiste, le socialisme de Goujon était modéré" (p. 14) "Non, les communistes n'avaient pas de prévention contre les gratte-ciel en général, ils
en avaient après Goujon et sa "nouvelle cité américaine"" (p. 138). Enfin, comme il se doit – mais était-ce si simple s'agissant précisément des Gratte-Ciel - l'ouvrage soulève
des interrogations dépassant largement les modalités de constitution d'un lieu spécifique pour atteindre à la problématique plus générale de la production du local.
"La Belle Avenue" avait fait la différence au concours d'architectes pour le projet de l'Hôtel de Ville. Aujourd'hui comme hier, pour nous, les Gratte-Ciel sont beaux: notre
regard leur a conféré leur valeur esthétique. Et ils sont beaux aussi de leur histoire. Philippe Videlier, Gratte-Ciel, éditions la Passe du Vent, 2004 (Collection Commune Mémoire). |