Bruno Schulz
La république des rêves

Par Odile Blanc

Ce titre est celui d'un texte de Bruno Schulz dans lequel s'exprime tout le ravissement de la langue, la puissance du monde de l'enfance et d'un temps circulaire propres à cet auteur et qui rappellent à la fois Rimbaud, Lewis Caroll, et aussi bien Joë Bousquet, dans leur extraordinaire manière d'inventer le réel à chaque détour de phrase.
C'est ainsi que je fis la connaissance de Bruno Schulz, à la faveur d'un film de Wojciech Has, La Clepsydre, film culte comme a pu l'être, à peu près à la même période, Les chevaux de feu du Géorgien Paradjanov, et qui reprend l'un des thèmes développé dans le recueil de nouvelles Le sanatorium au croque-mort, accessible au lecteur français depuis 1974. Depuis je n'ai guère eu l'occasion de relire et de découvrir d'autres textes de cet auteur mort prématurément en 1942, dans le ghetto juif de sa ville galicienne occupée par les nazis un an plus tôt.
La magnifique exposition que lui consacre le Musée d'art et d'histoire du judaïsme donne l'occasion de découvrir ou de redécouvrir l'œuvre graphique de cet auteur qui demeure méconnu. J'ignorais que chez Bruno Schulz, le dessin était premier, qu'il apprit à dessiner avant même d'écrire, et que son entrée en littérature ne vint qu'ensuite, et d'abord comme une calligraphie, lettre et figure se complétant et n'étant que les deux faces d'un art poétique lentement mis à jour.

L'exposition, réalisée avec le Musée de la littérature de Varsovie qui conserve la plus importante collection d'œuvres de Bruno Schulz, s'organise d'ailleurs autour des principales œuvres écrites, à savoir Le Livre idolâtre, Les boutiques de cannelle et Le sanatorium au croque-mort, et autour de la manière dont certains thèmes, récurrents, se découvrent obsessions. La première obsession est celle du lieu, la Galicie, "archipel juif" comme la nomme la directrice du Musée d'art et d'histoire du judaïsme, région qui fut d'abord austro-hongroise, puis polonaise après 1918, soviétique entre 1939 et 1941, avant d'être envahie par les nazis, et aujourd'hui majoritairement ukrainienne. Temps incertains et bouleversés, auxquels Bruno Schulz oppose la force de l'enfance qui se déploie dans un temps comme dans un espace jamais défini, "atmosphère de défaite et d'avenir déliquescent" qui marque toute son œuvre comme celle, un siècle précédent, de Sacher Masoch, ou encore du viennois Alfred Kubin, ou de ses contemporains de la Nouvelle Réalité, ou de Kafka… C'est, plus précisément, la ville qui est au cœur de l'œuvre de Bruno Schulz: sa ville natale, qu'il ne quitta guère, de Drohobycz, théâtre des grandes transformations industrielles de la fin du siècle, avec la découverte de gisements de pétrole – en réalité réduits – qui vit arriver une nouvelle bourgeoisie industrielle cossue et la disparition du commerce paternel, le magasin de tissus évoqué dans le film de Has.

La Ville, ses ruelles sombres et étroites, ses églises et ses cimetières, ses marchands et ses médecins, ses silhouettes efflanquées surmontées de têtes énormes et de couvre-chefs idoines, ses regards bissés, ses vieillards agonisants et ses calèches bondissantes, constitue le décor privilégié des œuvres de Schulz, à la fois comme creuset de devenirs menaçants et comme décor fantasmagorique. C'est dans la rue qu'a lieu la rencontre, thème auquel un espace de l'exposition est entièrement consacré. Une huile de 1920 – la seule ayant échappé à la destruction – campe la rencontre (la vision?) d'un jeune homme juif tout de noir vêtu, s'inclinant ou plutôt se cramponnant à un pan de mur, regard baissé et néanmoins voyeur en direction de deux coquettes de dos, l'une retournée et jetant un regard pétillant et sournois au spectateur. Deux ans plus tard, Schulz utilise le crayon pour réitérer le même thème, où deux femmes avancent crânement de face, au centre de l'image, drapées dans leurs fourrures, tandis que deux hommes les regardent, l'un avec la même attitude de surprise du jeune homme précédent, l'autre chapeau bas et sourire connaisseur. En 1936 encore, un autre crayon dessine deux femmes à nouveau de dos, l'une entièrement nue et déhanchée comme ces tentatrices qui ornent les Bibles moralisées du XIIIe siècle. Devant ce spectacle, un petit homme comme foudroyé. Ces passantes altières et nonchalantes font en quelque sorte pendant aux déesses impavides du Livre idolâtre, qui promènent leur corps, leurs bas et leurs souliers devant des hommes aux mines extatiques, hommes nains, difformes ou grotesques, qui se pressent invariablement à leurs pieds. Seconde obsession : le pied féminin, nu ou emprisonné dans de hauts talons vernis, qui traverse toute l'œuvre graphique et écrite de Bruno Schulz. Lui-même se représente toujours dans ses dessins, visage hâve et regard en dessous, comme un éclairage indirect, ici comme l'un de ces fétichistes avides, ailleurs comme un névrosé du livre, plutôt du Livre. Autre obsession en effet, le Livre, comme création du monde. Face à la destruction de celui qui l'a vu naître, bientôt "monde d'hier" qu'il aura curieusement pressenti, Bruno Schulz proclame la république des rêves, le temps du mythe et de l'éternel retour. Les pages de titre du Livre idolâtre sont à cet égard exemplaires. Ici un rollex tenu à chaque extrémité par deux nains dont Bruno Schulz lui-même, face au lecteur et les bras théâtralement levés. Là Bruno Schulz prosterné devant le Livre au point d'y pénétrer, agenouillé sur des volumes qui forment une sorte d'autel. Ailleurs encore un livre ouvert derrière lequel surgit une tête triste et vers lequel (laquelle) se précipite un enfant avide de savoir. Enfin une femme triomphante jaillissant d'un livre, telle une autre Salomé, piétinant Bruno Schulz prosterné à ses pieds. L'enfant ou le petit homme prosterné devant le livre comme plus tard devant la femme, soumission étrange et inouïe qui rapproche ces images de celles d'un Félicien Rops, la perversité en moins.

Parcours magistralement orchestré, depuis la pénombre dans laquelle sont exposés les clichés verre du Livre idolâtre, sur les pupitres d'une salle de classe (Schulz était professeur de dessin), au couloir bleu gris des Boutiques de cannelle puis du Sanatorium au croque-mort, enfin au premier étage qui rassemble une documentation de premier ordre sur la vie de Schulz et ses amitiés célèbres, notamment Witold Gombrowicz, et se clôt sur quelques reproductions des fresques mythologiques réalisées pour la chambre du fils du SS Felix Landau, commanditaire paradoxal, mais reconnaissant envers le "Juif utile" assassiné quelques mois plus tard par un autre SS. Bien des œuvres de Schulz ont péri dans la furie totalitaire de ces années, tout comme les principaux protagonistes de ses histoires illustrées.

Bruno Schulz. La république des rêves / Jusqu'au 23/01/2005
Musée d'art et d'histoire du judaïsme
71 rue du Temple, 75003 Paris
Tél. 01 53 01 86 60
www.mahj.org

- Bruno Schulz, Dédicace / Illustration pour Le Livre idolâtre (vers 1922)
Cliché-verre (13,3 x 17 cm)
© Musée de la Littérature A. Mickiewicz – Varsovie