Duncan Grant (1)

Par Christian Soleil

Quand Duncan Grant mourut, en 1978, à l'âge de 93 ans, il n'était pas seulement le seul survivant du groupe Bloomsbury d'origine, mais aussi de cette génération d'artistes britanniques dont les travaux avaient largement profité de l'expérience directe de l'avant-garde parisienne avant l'arrivée de la Première Guerre Mondiale. Grant avait non seulement contribué à introduire la peinture moderniste à l'intérieur d'une Angleterre réticente ; il était lui-même un moderniste significatif, dont les travaux méritent d'être considérés dans leur contexte international en même temps qu'en rapport à ses origines britanniques. Tout au long de sa vie, Duncan Grant a suivi tranquillement mais délibérément un sentier qui lui était propre, et en tant que peintre il s'est toujours situé légèrement à la marge de ses collègues plus littéraires. En fait, on peut affirmer que ses travaux seraient beaucoup plus connus, reconnus et appréciés s'il n'avait pas été associé d'aussi près à Bloomsbury et à sa fortune critique fluctuante. Peu d'artistes majeurs du XXe siècle ont en effet connu de si violents revirements de l'estime de la critique.

Dès ses premières années, Duncan Grant subit l'influence des arts européens. Adolescent, il copiait les oeuvres de Masaccio et de Piero della Francesca en Italie. Il passa un an à Paris à étudier avec Jacques-Emile Blanche, et côtoya les Stein, Picasso, Matisse et Derain. A 20 ans il fut bouleversé par la vision des mosaïques de Constantinople et de Ravenne ainsi que par l'influence de l'art roman en France. A Londres il participa à l'aventure de Roger Fry, de ses expositions postimpressionnistes et des Ateliers Oméga. En 1920 il était déjà considéré comme un jeune artiste de premier ordre, et ses travaux étaient largement reconnus pour leur élégance et le caractère décoratif qui le distinguait beaucoup de ses contemporains. Mais la critique artistique britannique était relativement pauvre, si on la compare notamment à la critique littéraire de la même époque. La cote de Duncan Grant fut donc revue à la baisse. Il n'était plus pour les amateurs d'art qu'une sorte de peintre de cour semi-officiel au sein du Bloomsbury. C'est pourquoi sa carrière et ses réalisations ont par la suite été souvent sous-évaluées et finalement peu étudiées. Pourtant Grant était un peintre d'une sophistication, d'une complexité et d'une autorité considérables. Après le livre de référence qui lui fut consacré par Raymond Mortimer en 1944, plus aucun ouvrage ne fut publié sur Duncan jusqu'à son 90e anniversaire. A cette occasion, une petite exposition de ses travaux fut organisée à la Tate Gallery.

"En 1914, écrivit Raymond Mortimer en se penchant sur la carrière de Duncan, quand son attitude amicale, son charme sa beauté et sa conversation originale le rendaient sympathique même à ceux qui trouvaient ses oeuvres trop modernes pour être compréhensibles, le jaloux D.H. Lawrence le décrivit comme une abeille noire. Depuis lors, je n'ai jamais entendu parler de quiconque qui le déteste. Il demeure adorable, et aussi modeste. Les bonnes critiques l'ont cité comme le plus grand des artistes d'ici qui ont subi l'influence des Postimpressionnistes. Plus tard, quand nos autres peintres suivirent une tendance moins réaliste, il conforta son style, nageant à contre-courant au grand dam la plupart des critiques. Aujourd'hui il est très largement salué par de jeunes peintres qui travaillent dans un esprit de retour à la tradition. Ayant admiré l'homme et son travail depuis plus de cinquante ans, je sais que, bien que bon vivant, il ne s'est jamais laissé distraire par l'alcool, l'élégante société, l'indolence, les commandes des marchands ou les autres tentations qui ont affaibli tant de peintres parmi les plus prometteurs. Sans se soucier de la mode, il a toujours obéi à son propre oeil et à son imagination". Il existe de nombreuses raisons pour lesquelles le nom de Duncan Grant est finalement plus populaire que son œuvre. La première, et la plus importante, est liée à la disponibilité et à la visibilité de ses plus grands travaux. A l'exception de Charleston, la ferme du Sussex où il vécut pendant plus d'une demi-siècle, et des pièces qu'il décora avec Vanessa Bell pour Maynard Keynes à King's College, Cambridge, au début des années 1920, tous les intérieurs qu'il décora dans les premières années ont disparu, principalement à cause des destructions de la Seconde Guerre Mondiale. "En plein air où nous avons passé tant de nuits assis, où nous avons donné tellement de soirées", comme Virginia Woolf le confia à son journal après avoir vu le tas de ruines qu'était devenue sa maison de Tavistock Square, décorée comme beaucoup d'autres par Duncan Grant et Vanessa Bell pendant l'entre-deux guerres, avec ses murs peints, ses tapis, ses meubles peints, ses cheminées couvertes de couleurs chatoyantes, ses objets artisanaux et ses poteries. Il n'y eut pas plus d'exposition majeure de ses oeuvres jusqu'à bien après sa mort après la grande rétrospective de la Tate Gallery en 1959, dont il apprécia particulièrement la sélection. Eric Newton, dans le Manchester Guardian, conclut alors ainsi son article : "On est tenté de parler de Duncan Grant au passé, bien qu'il soit tout à fait vivant dans tous les sens du terme".

A l'exception d'une magnifique exposition chez Wildenstein en 1964, ses oeuvres n'ont jamais été montrées au public que de manière sporadique et limitée, et n'ont donc pas attiré beaucoup l'attention des critiques. Il faut aussi noter que, si Grant exposa régulièrement pendant la période la plus active de sa vie, en revanche de larges pans de ses travaux décoratifs ne virent évidemment pas les vitrines des galeries. C'est seulement en 1986, par exemple, que la ferme de Charleston a été ouverte au public.

Duncan Grant était un artiste doté d'une grande aisance et d'une fluidité naturelle, et il travaillait dans une grande variété de manières, tout en revenant constamment à une gamme de sujets et de problèmes techniques qui lui étaient propres. Il travaillait aussi dans un grand nombre de champs artistiques, depuis la fabrication d'objets de décoration jusqu'à la céramique en passant par les illustrations de livres, la décoration de théâtre et de ballet, la décoration intérieure, la gravure et l'estampe, la peinture à l'huile, le pastel et l'aquarelle, tous domaines dans lesquels il excellait. Grant était également l'un des dessinateurs les plus prodigieusement talentueux de son siècle. Malheureusement, cette liste protéenne a longtemps été considérée comme un problème en soi, plus que comme un aspect fondamental de son identité artistique. Etrangement, il semble que les principales qualités qui caractérisent son travail aient été le plus souvent utilisées à son encontre et aient contribué à disqualifier sa production artistique en lui ôtant la considération de la critique installée.

Il faut dire que ce facteur a été aggravé par la relative complexité de son cheminement au cours des quelque cinquante années de sa collaboration avec Vanessa Bell, et quelquefois avec d'autres artistes. Critiques et historiens d'art n'apprécient guère la complexité : les choses se doivent  d'être simples, rationnelles et explicables. On préfère généralement les artistes qui affichent une carrière d'un seul bloc, réduite à quelques adjectifs discriminants, d'une parfaite autonomie et dotée d'un sens aigu de la progression et du développement. Pour comprendre le travail artistique de Duncan Grant, il faut être capable de considérer ses différentes phases et composantes, dans la mesure où il transféra fréquemment ses idées d'un média à l'autre. Il faut aussi prendre conscience du fait que Duncan préférait travailler simultanément sur différents médias et dans des styles différents aux différents stades de sa carrière. Ainsi, l'ensemble de son oeuvre constitue une sorte de gigantesque réseau au sein duquel les formes, les méthodes et les idées communiquent, s'entrecroisent et se répondent de manière plus systémique que linéaire, comme si une expérimentation dans un domaine devait être contrebalancée par une révision plus lente dans un autre. La manière de travailler de Duncan Grant était inhabituelle, et apparaissait sans doute quelque peu dangereuse aux commentateurs qui ont besoin de situer l'artiste sur un axe fictionnel de progression idéale, avec le sens très clair d'une progression chronologique en trois partie : un début, un milieu et une fin. Bien qu'on puisse identifier de telles périodes assez clairement dans la carrière de Grant, son travail se comprend mieux en relation avec la dynamique de ses propres pratiques artistiques et la façon dont il développa constamment certains thèmes et certaines idées, au long de sa vie, sur différents médias.

Maud, la bonne de Virginia Woolf, prononça un jour un commentaire sévère, voire désespéré, sur Duncan : "Ce Mr Grant touche à tout". C'est bien cette diversité mercuriale et exubérante de son œuvre qui devrait le plus nous satisfaire et nous inciter à partir à sa découverte. L'Angleterre moderne nous offre en effet assez peu d'artistes dont l'œuvre affiche une telle richesse et une si grande variété, tant dans les sujets que dans les techniques. Il est certes probable que certains critiques aient pu s'offusquer de son franc hédonisme et de son érotisme langoureux. Il apparaîtra toujours frivole ou "simplement" décoratif à ceux qui exigent de l'art une élévation et une amélioration morales. Ainsi, bien que son travail ait été surpassé par Roger Fry et Clive Bell dans les années 1920 et 1930, il a manqué de support critique dans les décennies qui ont suivi. Il n'a jamais illustré de théorie, apparaissant plus comme un artiste instinctif que comme un intellectuel. En outre, il est clair que le vingtième siècle britannique a eu plutôt tendance à évaluer tous les aspects du design dans l'entre-deux guerres selon les critères esthétiques du Bauhaus ou d'autres mouvements contemporains, conduisant à négliger l'essentiel du design non fonctionnel de la période, et notamment les oeuvres de Vanessa Bell et Duncan Grant. En même temps que les effets d'un manque de soutien institutionnel à l'art moderne britannique au début du vingtième siècle, il faut reconnaître aussi les effets de la Première Guerre Mondiale sur la culture britannique, et le fort effet de balancier, dans les années 1920, après ce qui apparaissait comme un intolérable effet de lévitation dans le modernisme d'avant-guerre, avec ses disputes sans fin et ses innombrables factions. C'est ce que fait remarquer le personnage d'un roman de Carl Van Vechten en 1923 : "Tout ce qu'on appelait moderne il y a un an ou deux est démodé : Freud, Mary Garden, Einstein, Wyndham Lewis, Dada, les glandes, les Six, les vers libre, Sem Benelli, Clive Bell, la radio, the Ziegfeld Follies, le cubisme, Sacha Guitry, Ezra Pound, The Little Review, Marcel Proust, The Dial, les uraniens, Gordon Graig, la prohibition, les jeunes intellectuels, Sherwood Anderson, Guillaume Apollinaire, [...] Charlie Chaplin, [...] Aleister Crowley, les Ballets Russes, [...], la Chauve Souris, Margot Asquith, l'ectoplasme, Eugène Goossens, le tango, Jacques Copeau, la danse nègre". L'élégance et les innovations du Postimpressionnisme semblaient aussi inappropriées et dépassées à ceux qui vécurent la guerre de tranchées que l'aspect psychédélique des années 1960 put l'être pour les plus sobres années 1970 et 1980. En outre, Duncan Grant était déjà largement trentenaire dans les années 1920, et si ses oeuvres continuaient d'être exposées et admirées, sa réputation restait dans une certaine mesure entachée par son extrême pacifisme, en relation avec le lobby anti-guerre de Bloomsbury. Cela ne pouvait guère contribuer à promouvoir sa carrière dans le climat xénophobe de l'entre-deux guerres. La jeune avant-garde s'impliquait en effet de plus en plus fermement dans une culture politique face à l'évidence de la montée du fascisme. Sa réputation eut à souffrir également des préjugés tenaces à l'égard de Bloomsbury dans les années 1940 et 1950. Il fallut attendre la fin des années 1960 pour que l'on commence à considérer sérieusement son travail, dans une période plus réceptive à la fois à l'art décoratif et à la peinture figurative.