Claude Fournet,
L'ivresse d'Adam, augmenté de Un théâtre d'erreurs

Par Jean-Paul Gavard-Perret

D'une maïeutique amoureuse
" Premier à se poser sur sa borne pour s'enfouir dans son rideau de Naître " (Cl Fournet)

Une première version de l'ivresse d'Adam a été éditée par les éditions Chave (à Vence au siècle dernier), mais cette nouvelle version donne plus d'ampleur au poème de Claude Fournet, auteur trop peu disert, encore (et en conséquence?) trop méconnu. Il mène pourtant depuis " Le dormeur et l'habité " (son premier livre), " le phénomène de la perle ", puis " L'anthologiste ou le territoire de l'inceste " ou encore " Portrait de l'homme qui se farde " et comme il la définit lui-même "une quête dans l'illusion d'un redressement " du sens", mais une quête essentielle nourries de marges et d'aveux en ces lieux de lézardes que constitue l'écriture poétique là où " du sens il n'en repose plus d'y parvenir que les trous des filets ".Restent ainsi ses miettes de l'assis, de l'égaré " dans son désir de verre " pour " l'ivresse d'une bulle ". Rien d'autre pour tout dire mais en essayant malgré tout de parler ce qui dans le corps demeure enfoui. Tout s'exprime ainsi dans le silence d'un amour homosexuel :
" J'étais lui Je fus l'arbre son pourrissement la courbe muette Il me fut abîme à précéder ses traits à la mesure du ciel ". Alors il ne reste bientôt - quand l'amour est fané - que l'illusion, la noirceur d'un vide. Ne reste que l'icône qui chaque nuit danse mais fait saigner la vie et la gangrène puisqu'il n'y a plus rien à sauver. L'homme couteau, l'autre en quelque sorte, se pend derrière la vitre. Et si le jeu consiste à le remplacer, si les tentations sont nombreuses, la tentative demeure vaine. Comme chez Baudelaire, un drapeau noir se plante dans le crâne, et ne remue dans les reins que le reflux. L'homme n'a plus qu'à resserrer sa ceinture, à s'étrangler de ses mots en tentant de faire face. Ainsi l'Adam se place où tant de fissures le cernent. Bientôt il n'existe même plus d'image ou, si elles existent encore, elles sont rameutées en vain. Le temps écarte un rideau où, derrière, il n'y a rien. Les jours se déchirent un à un sans que rien ne se passe. La terre pour autant n'en continue pas de tourner. C'est pourquoi chez Fournet on ne peut pas parler de plainte (il sait en effet ce que Baudelaire lui a appris, à savoir que " tous les élégiaques sont des canailles " ), mais de simple constat de vacuité là où l'émotion demeure mais comme distanciée. L'homme n'a donc plus de choix : " il se nourrit de lui Il se vomit d'une goutte ", advienne que pourra. Ainsi s'égraine la fable qui peu à peu nous noie. A chacun ses amours, mais le résultat reste le même. Poussière, que poussière, ou cendres si l'on préfère. Et comme disait Beckett " pas à pas, nulle part ". La vie n'est plus qu'une flaque, à peine si l'on voit encore le soleil. L'existence possède un goût de corde et de froid sur les lacs alpins. C'est pourquoi il est inutile de se plaindre, de regretter ou de détester des " mains aux ficelles de cuivre ". La partie est jouée. Le corps ne représente plus qu'une enveloppe sans destinataire. Ainsi se décline pour Adam comme pour Eve, le théâtre des erreurs humaines trop humaines, entendons de l'amour. Mais lorsqu'il disparaît par retour à l'envoyeur, l'univers flottant n'est plus qu'une monnaie dévaluée. Ne reste que les " lambeaux de voyageurs de corps " et peu à peu arrive l'instant de la retraite qui dresse " La scène des Vases devant les parcs "où les eaux stagnent dans des mares ". Mais d'une rive à l'autre ne subsistent que le même paysage, la parole étouffée au nom d'un temps antérieur qui peu à peu révulse. S'agit-il d'un effet de myopie ou d'une dernière secousse de lucidité ? Toujours est-il que la langue de Fournet touche au plus profond de l'être et de ses affects, là où n'apparaît jamais la moindre auto-complaisance ou le moindre lyrisme larmoyant. C'est ainsi que le poète avance droit devant, à l'épreuve du temps. Face contre terre peut-être mais certainement sans la moindre illusion, " sans origine, sans finitude " dans un univers à la  Chirico. Reste, faute de mieux, à la tête de résister même si se dévissant parfois elle laisse aller le corps vers un corps miroir - le plus grossier peut faire l'affaire et l'être est si faible que lorsqu'il manque, celui-là va parfois jusqu'à " vomir son absence ". Tels sont ainsi l'enjeu du livre et sa beauté qui tient à la vérité sinon aux certitudes qu'elle met en exergue au moment où " Mon frisson d'un moment pour la transe a cessé d'être un rêve sans tête ",en une sorte de dernière illusion et d'optique et de chair. Alors, à la tête encore de reprendre le dessus puisque c'est la seule solution face à la désillusion et la désespérance au moment où l'imaginaire de l'alliance se troque contre un trou. A défaut de plaisir qu'on peut y engranger il n'est plus qu'un trou pensant, fidèle à ce que Bourgeade en paraphrasant Pascal dit de l'être : " l'homme est un tuyau pensant ". Fournet aura ainsi montré ce qu'il en est de l'objet humain, de l'animal machine. Bientôt " hors d'usage " - pour reprendre le titre de l'avant dernier temps de son livre - il ne lui reste qu'à contempler sa chute dans un autre trou, celui du temps qui ne nous appelle pas encore par notre nom mais qui sait ce qui devient de nous et du poète lorsqu'il aura perdu sa garde de papier où s'est inscrit mains liées le stigmate de l'abjection et de la sainteté.

Claude Fournet, L'ivresse d'Adam, augmenté de Un théâtre d'erreurs,
 Editions Galilée, Paris, 150 pages