Charlotte Rampling et Juergen Teller :
" Louis XV "
Veillée nocturne et fête diurne (ou le triomphe de la féminité)

par Jean-Paul Gavard-Perret

Il existe dans les photographies de Charlotte Rampling et de son photographe et comparse Juergen Teller quelque chose d'étrange et de très particulier. D'abord il faut signaler le courage d'une actrice qui ose jouer de son image de manière bien plus violente, corrosive et dangereuse que le propose son ex-mari (J-M Jarre) dont les aventures conjugales ou paraconjugales disséminées dans " Paris Match " l'émaillent au fil des saisons. Mais dans ce cas le " choc des photos " ne représente qu'une plaisanterie, une farce face à ce que charlotte Rampling ose.
A l'origine, ces " clichés " qui n'en sont pas furent une série de publicités parues dans divers magazines, mais les deux protagonistes ont rassemblé ces épreuves sous un titre étrange : " Louis XV ", titre qui feint de faire allusion à un style libertin mais qui va bien au delà.
Naît de cet ensemble quelque chose de paradoxale et qui ravit bien au delà des feintes tendues par les digressions offertes sous le registre d'une pornographie prise à revers et où ce n'est plus la nymphette et le bellâtre qui sont mis en scène mais la femme d'âge mure et un homme qui ne répond pas aux critères qui répondent habituellement à ce type d'exhibition. Surgit ainsi de ces images décalées quelque chose de sacrilège où une angoisse sourde induite par la présence particulière d'une star offerte soudain telle qu'on ne l'attendait pas, qu'on ne l'attendait plus. Celle-ci devient la présence d'une absence mais la proximité qu'elle nous fait toucher (car Charlotte Rampling garde son statut de star, d'icône) demeure d'un lointain, d'un ailleurs. L'univers de telles photographies surprend donc par son étrangeté paradoxale puisqu'elle demeure familière en même temps qu'inquiétante. Surgissent ainsi des images-mères dont le souvenir nous envahit tout à coup par tout le substrat qu'on peut y coller comme en surimpression sous le coup de l'imaginaire suscité par les autres images que l'on connaît de l'actrice et qui envahissent notre mémoire.

Mais en de tels montages apparaît un "autre" monde qui n'est pas un au-delà de la vie. C'est, à l'inverse, un en-deçà, un séjour familier qui nous est donné de contempler par l'environnement même (faussement familier) des décors. C'est pourquoi ces photographies perversement lascives (mais où le plus intime de l'artiste reste oblitéré) sont forcément trompeuses. Leur "étrangement" reste à la fois l'orée de la lubricité façon XVIIIème siècle et la patrie des amantes, de l'endroit où elles aimeraient sans doute séjourner. L'amour devient le mal de ces paysages rêvés. Les scènes font reculer la clôture du bon goût érotique et nous font pénétrer en un Eden intra-utérin : ce sont des lieux de naissance qui rappellent ce que Leonor Fini disait de ces œuvres : " je t'ai fait dans mon ventre un don de fièvre là où de l'eau du bout du monde germe des fleurs qu'on aurait oublié en naissant ", des fleurs sur lesquelles le protagoniste mâle n'hésite pas sur un cliché d'arroser de son urine. Ainsi les deux personnages actant-actés sont jusque dans leur feinte de proximité merveilleusement irréels et semblent toujours tenir les seuils d'une porte invisible. C'est pourquoi ces clichés restent à la fois provocants presque intouchables : leur beauté tirée d'une certaine laideur car rien n'est tiré du côté d'un esthétisme de salon est l'aimant qui fait se tendre vers nous du semblable, mais aussi la carapace qui l'arrête. Surgit de la sorte une suite de situations devant lesquelles le regardeur est pris d'une sorte de gène car il ne peut se raccrocher ni à une attirance pornographique ni une propension esthétique (dont la première généralement se moque. D'une certaine manière le regardeur demeure sinon anéantit du moins perplexe face à une telle exhibition d'où paradoxalement il est peu dit du désir et encore moins de l'amour.

Certes la féminité de Rampling triomphe calmement, en une œuvre où il n'existe une sorte de passivité, où la femme ne combat plus un agresseur : il lui suffit d'être ce qu'elle est, détentrice de la vraie force de vie. Dès lors, l'homme (le voyeur comme le photographe) ne peut plus croire que cette femme est simple d'objet de son désir, il sait qu'elle ne désire pas. Il perd son droit divin et de simple cuissage. Il n'a qu'à répondre à l'attente de lui même comme si le voyeur ne regardait que sa propre défaite à travers ce que devait a priori le faire fantasmer… Pour autant telle qu'elle est saisie, l'actrice icône n'est pas castratrice. Le voyeur peut venir se réfugier devant elle, hors du monde. Exit la peur et la terreur, exit l'adoration de la star. Certes l'angoisse perdure mais appartient à un autre ordre que celui du risque de la dévoration. La femme n'est plus la mante religieuse qui attaque provocante et inductrice en conséquence chez l'homme de fascination, de panique et d'effroi. Et même si la fascination existe, elle n'invite à aucun sacrifice mais pas plus à l'abandon. L'homme - répétons le, autant le photographe que le voyeur - ne peut s'engager au dedans du plaisir de la femme : il est réduit à une pure contemplation de "façade".

Pour autant Charlotte Rampling dans sa quasi nudité (jamais promise) ou dans ses vêtements de sacerdoce intime (vêtements qui n'usent pas de l'affriolant) n'est pas pour autant la femme-nature. Son corps ne se réduit pas à celui d'un blason même si l'allusion au XVIIIe siècle est inscrite en filigrane par le titre même de l'ensemble. Que des vêtements le drapent ou pas, ce n'est pas tant une puissance érotique qui se dégage mais une sorte d'attente éternelle, évasive. Ainsi, sans naïveté, avec une ironie innocente, les deux protagonistes montent et montrent leur ensemble iconographiques comme des décors afin que la femme dans la force de l'âge puisse prédire à celui qui la regarde un avenir qu'il ne soupçonnait pas. Ici, si la femme est (encore) l'avenir de l'homme, cet avenir n'est plus celui qu'il espérait de ses vœux de désir. Le voyeur sent confusément que l'égérie peut agir sur le monde, cependant Teller n'en montre, n'en "dit" pas plus. Demeure comme une attente, une attente qu'on nommait tout à l'heure évasive mais qu'on peur qualifier aussi d'attente sans nom. On sent sourdre un irrémédiable : il serait temps d'agir mais cette incitation n'est que suggérée en des postures d'attente où l'homme à la fois fort et viril ne joue plus un possible rôle protecteur et "malin". Il est comme frappé d'interdit devant tout ce que la déesse est susceptible de lui offrir mais qu'elle ne lui offre pas. Montrer n'est donc pas jouer. Ainsi le voyeur risque d'attendre encore longtemps, il ne sera plus l'élu.

Dans cet ensemble et au sein d'une communauté étrange, la femme est un corps qui ne connaît pas forcément une tranquillité apaisante. Les deux corps semblent d'ailleurs n'offrir aucune sollicitude sécurisante. Rampling n'est plus le symbole de la réalité ou du fantasme désirable et de la fusion mystique à travers les sens. D'une certaine façon rien ne sera sauvé.
Elevée ou descendu à ce statut - l'icône pourrait paraître désincarnée. Mais de fait ce traitement photographique permet à Teller de cacher le feu, la fente solaire. Et si l'image de l'actrice reste, par certains aspects, céleste il n'en demeure pas moins qu'elle pèse de tout son poids de chair sur les arpents de vie. Ainsi sa neige ne fond pas au soleil. C'est d'ailleurs là toute l'ambiguïté et la force de la représentation féminine chez Teller. Il n'est d'autre cadre à l'homme que cette femme à la fois dans le monde et hors de lui en la communauté où elle ne peut sauver l'homme. Mais à Charlotte Rampling le voyeur peut remercier de lui rendre la vie pat l'autonomie qu'une telle exhibition pousse forcément. L'actrice, plus que dans ses films, est donc salvatrice dans la mesure où elle ne représente qu'elle-même dans une sorte d'indifférence programmée.
Teller n'en " dit " pas plus. Et si ironiquement il pare l'actrice parfois d'une tunique érotique, l'humour est là, mais pas seulement lui. Il y va d'une mise en demeure. Il en va d'un culte éperdu, d'autant moins factice que c'est autour d'une icône que le photographe l'organise. Toutefois il ne s'agit plus du fantasme à l'œuvre mais d'une scénographie religieuse, liturgique inversée qui affirme une vérité féminine. La femme est le Très-Haut et non un objet de luxe. Elle n'est plus nécessairement prête à la dévotion. Reste au voyeur à savoir s'il veut en faire et s'il accepte de devenir "croyant" au sein de cet enfer(mement) qui n'ouvrera plus sur un "firmaman" qu'appelle généralement celle qui garde un statut de star.

Charlotte Rampling et Juergen Teller : " Louis XV ", Editions Steidl.