Le refuge de Sanary

Par Christian Soleil,

Au début mars 1930, après la mort de Lawrence, Aldous Huxley avait pensé s'installer à Vence mais, parti en reconnaissance le long du littoral varois, il trouve entre Sanary et Bandol, au lieu-dit La Gorguette, la villa Huley qu'il achète et fait transformer aussitôt.
Les nuits l'enchantent : "Musique, dites-vous ; ce serait une nuit idéale pour de la musique. Mais j'ai de la musique ici dans une boîte, enfermée, comme un de ces djinns embouteillés des Mille et une nuits et prête sur un geste à surgir de sa prison. Je fais le tour de magie mécanique et nécessaire, et soudain, par une sorte de coïncidence merveilleuse et bienvenue (car j'avais sélectionné le disque dans le noir...), soudain l'introduction au Benedictus dans le Missa Solemnis de Beethoven commence à dessiner sa forme sur le ciel sans lune"*.
En avril 1931, après plusieurs essais et une pièce, Le monde de la lumière, il commence son "Bad Utopia", "un livre comique ou du moins satirique à propos du Futur", qu'il finira en quatre mois. Ce sera Le meilleur des mondes, après quoi il se met à peindre pour se détendre.
En mars 1932, il rend visite à H.G. Wells à Grasse avant de répondre à l'invitation de Léopold II, roi de Belgique, qui le reçoit à Bruxelles. De retour à Sanary, il partage son temps entre plaisirs de la plage,  travail et dîners ou pique-niques en compagnie d'Edith Wharton, Raymond Mortimer, Eddy Sackville-West (qui écrit Simpson), les Meier-Graefe, Charles et Marie-Laure de Noailles, Paul Valéry...
Il écrit Texts and Pretexts, une pièce, Now more than ever et Beyond the Mexique Bay. S'il ne s'entend guère avec Cyril Connolly, il fréquente avec plaisir l'Américain William Seabrook. En 1932 paraît la première édition des lettres de D.H. Lawrence dont il signe la préface. Trop tôt pour une biographie, pensait-il. Maria et Aldous Huxley quitteront Sanary en 1936.

D'autres arrivent, et ne savent pas quelle sera la prochaine étape. Sanary est devenu "der Heimlichen Hauptstadt der Deutschen Literatur" (la capitale secrète de la littérature allemande). L'expression est de Ludwig Marcuse et désigne le destin surprenant que connut Sanary pendant les années trente lorsque la montée du nazisme força à l'exil les intellectuels allemands hostiles à la dictature. Le 30 janvier 1933, le maréchal Hindenburg confie le pouvoir à Adolf Hitler ("Il y avait quelque chose de menaçant dans l'arrivée des longues vagues déferlantes. D'un coup, le phare du Cap d'Antibes commença à clignoter d'un éclat terrifiant", écrit Joseph Roth en apprenant la nouvelle par les vendeurs du Petit Niçois). S'ensuit une violente campagne pour la destruction de la littérature "d'esprit non allemand" qui aboutit au mois de mai à de nombreux bûchers où sont brûlés les livres suspects. Certains s'en accommodent, d'autres, dont beaucoup d'écrivains de premier plan, doivent se résigner à quitter l'Allemagne. Sanary, qui compte alors quatre mille habitants, devient avec Nice un des grands centres de l'émigration allemande.
"Deutschen Parnass", "voie désaffectée de l'esprit universel", "Weimar im Exil", Sanary, déjà connu dans les années vingt grâce aux peintres, devient "Sanary-les-Allemands". A leur arrivée à Sanary, les émigrés allemands descendent souvent à l'hôtel de la Tour. Les terrasses du bar Le Nautique et du café de la Marine se peuplent, pour de longues soirées de discussions sur l'avenir de l'Europe et les tracas de la vie quotidienne, d'une clientèle souvent élégante que la population observe avec curiosité. C'est dans ces cafés que furent recrutés par Fritz Landhoff, fondateur de la maison d'édition Querido spécialisée dans la littérature d'émigration, Heinrich Mann, Ernst Toller, Arnold Zweig ou Lion Feuchtwanger.

L'un des premiers à partir est Thomas Mann (1875-1955) qui arrive au Lavandou le 06 mai 1933 et séjourne jusqu'au 10 à la villa Les Roches fleuries. Puis, après un mois au Grand Hôtel à Bandol, l'auteur de La montagne magique, qui attend chaque jour l'annonce de la confiscation de ses biens, peut enfin le 12 juin goûter, cette fois à Sanary, au plaisir d'une "jolie maison au confort raffiné", la villa La Tranquille, 442, chemin de la Colline, dans le quartier de Port-Issol (détruite pendant la guerre). Il y travaillera au tome I de Joseph et ses frères, Les Histoires de Jacob, avant de partir pour Zurich le 22 septembre.
Nombreux sont ceux qui, à sa suite, ne verront de salut possible que dans un exil qui offrait au moins l'avantage de joindre l'utile à l'agréable : Ernst Bloch, Hermann Kesten, Frans et Alma Werfel (villa Le Moulin gris, chemin de la colline), Friedrich Wolf, Franz Hessel (mort au mas Carreiredo, chemin de la Carreiredo, à Sanary le 6 janvier 1941, après avoir été interné comme Hasenclaver, au camp des Milles, près d'Aix-en-Provence (un épisode de sa vie inspira à Henri-Pierre Roché le roman Jules et Jim que Truffaut allait adapter au cinéma), Bruno Frank, Ludwig Marcuse (il termine à Sanary son livre sur Ignace de Loyola et écrit Mon XXe siècle, Annette Kolb, Bertolt Brecht, Arnold Zweig, Ernst Toller... Certains s'installent à Sanary, d'autres s'y arrêtent en voisins lorsqu'ils se sont établis à Nice : Anna Seghers, Johannes R. Becher, Theodor Pliever, Bodo Uhse, Ernst Weiss, Fritz Walter, Valeriu Marcu, Ludwig Turek, Magnus Hirschfeld, Joseph Roth... ou à Cagnes-sur-Mer comme Walter Hasenclever, Bormes-les-Mimosas pour Alfred Kantorovicz.

Il en est pour qui la Côte d'Azur est déjà un cadre familier. Ils formeront à l'arrivée de Thomas Mann un véritable comité d'accueil : son frère aîné, Heinrich Mann, son fils Klaus, René Schickele, Meier-Graefe (qui était à Saint-Cyr), le très francophile Wilhelm Herzog (en France depuis 1908, il vécut après Nice, Paris, Bandol et Six-Fours, à la Villa Roge, rue de la Prud'homie), Lion et Marta Feuchtwanger.
Le séjour de ce dernier, qui vécut sept ans à Sanary, passe pour être le plus long. Il écrivit Die Geschwister Oppermann et La guerre juive à la villa Lazare, plage de Beaucours, non loin de la Gorguette où était Huxley, puis villa Valmer, boulevard Beausoleil.
René Schickele était là depuis 1932 et consacra ses années à Sanary (villa Ben Quihado, au rond-point Stellamare), Nice puis Vence (où il mourut le 31 janvier 1940) à l'écriture de Die Witwe Bosca, Die Flaschen Post, Liebe und Argenis des D.H. Lawrence, Le Retour (après un premier séjour en 1923, il avait situé une partie de Maria Capponi entre Antibes et Cannes). Mais surtout la présence de Heinrich et Klaus Mann fut déterminante. Sans eux, il est probable que la Côte d'Azur en général et Sanary en particulier n'eussent pas exercé un tel pouvoir d'attraction sur les intellectuels allemands.

Heinrich Mann avait découvert la Méditerranée en 1927 et épousé Nelly Krüger à Nice. De fréquents déménagements l'amenèrent successivement de l'Hôtel de Nice au 11, rue du Congrès, au 121, promenade des Anglais (troisième étage, au-dessus de Joseph Roth et de Kesten), au 18, rue Rossini, au 2, rue Alphonse-Karr avant d'émigrer aux USA en août 1940.
Klaus Mann quant à lui, auteur de plusieurs romans dont Treffpunkt im Unendlichen (Point de rencontre à l'infini où il montre son attirance pour les paysages nocturnes de la Côte d'Azur), d'une autobiographie, Le Tournant, et du journal-guide Le livre de la Riviera , écrit en collaboration avec sa soeur Erika, fondateur de la revue d'opposition au nazisme Dis Sammlung (dont Thomas Mann reçoit le premier exemplaire à Sanary le 2 septembre 1933), passa une bonne partie des quinze dernières années de sa vie sur le littoral méditerranéen. Il devait se donner la mort, le 21 mai 1949, à l'hôtel Le Pavillon de Madrid à Cannes (tombe au cimetière du Grand Jas) alors qu'il terminait son roman Le dernier jour. Une possibilité que Walter Benjamin ne fit qu'envisager en 1935 dans un hôtel de Nice. Finalement il se mit à réécrire La Chronique berlinoise pour en faire Enfance berlinoise puis au début août partit pour l'Italie aux eaux de Poveromo.
Théodor Wolff aussi vécut à Nice. Au 63, promenade des Anglais, une plaque rappelle à son souvenir : "A la mémoire de Théodor Wolff Journaliste et écrivain politique allemand né le 02.08.1868 à Berlin mort le 23.09.1943 en captivité en Allemagne. Francophile convaincu, accueilli par la France en 1933, il vécut dans cette maison où il fut arrêté par la Gestapo pour être amené vers la mort en 1943".
Emmanuel Bove (1898-1945) passa plusieurs étés à Sanary à la fin des années vingt, sans doute sa période la plus féconde. En 1928, chemin du Diable, il écrit deux romans et plusieurs nouvelles. Le poète André Salmon (1881-1969) est enterré au cimetière de Sanary.

*. On grace, A. Huxley