L'homme paré De la rhingrave royale à la jupe de Gaultier…
Par Florence Charpigny
Regarder les passants dans la rue, aujourd'hui, revient à en constater l'uniformité : le bleu du jean
domine, et le noir, piquetés d'une saison à l'autre des couleurs qui dominent dans les vitrines, le plus souvent celles des accessoires. Et cette année, n'en déplaise à Barthes, le rose est à
la mode. A la mode, certes, pour les femmes… Si les hommes ont, pour le quotidien, abandonné le sombre uniforme du XIXe siècle, c'est pour en adopter un autre, tout aussi terne, à peine délaissé à
la plage ou à la montagne: singulièrement, ce sont les vêtements de sport qui paraissent les plus colorés. Mais il n'en a pas toujours été ainsi, comme
le montre avec éclat l'exposition du Musée de la mode et du costume. Trois cents costumes et accessoires, des albums d'échantillons, des
documents graphiques organisés en plus de 35 vitrines considèrent "l'homme paré" depuis le règne de Louis XIV jusqu'à aujourd'hui. Autant dire qu'il ne
s'agit pas d'embrasser l'histoire du vêtement masculin des quatre derniers siècles, mais de l'envisager selon une problématique déterminée, celle de la
parure, en ce qu'elle implique de soin, d'élégance, d'agrément, autant dire d'intention. Dès l'entrée, l'image du paon précise le propos: le mâle fait la roue
pour effrayer ses congénères autant que pour séduire les femelles. C'est d'emblée affirmer, par son rapport à la nature, l'universalité du procédé de
séduction, mais aussi l'origine historique de la notion même de parure qui la lie à la parade, définie à la fin du XVIe siècle par Brantôme comme l'"évolution
des cavaliers dans un carrousel, une revue". C'est en pointer le caractère essentiellement masculin et son rapport au pouvoir, comme le montrent les
gravures représentant les princes en spectacle: au XVIIe siècle, les valeurs de la chevalerie sont encore à l'œuvre, la naissance ne suffit pas à la gloire, elle
doit être attestée par les aptitudes physiques et morales. Tournois, carrousels, défilés et autres ballets équestres sont autant de brillants spectacles qui leur
fournissent l'opportunité de rivaliser devant les dames, le peuple et les nations étrangères, Louis XIV s'y présente proprement couvert de rubans et de
dentelles, dans un costume de haute fantaisie: armure, rhingrave et casque à plumes. Mais la fonction de la parure n'est pas qu'ostentatoire, elle est
également ostensible, autrement dit elle montre non seulement la richesse, mais aussi le statut; ainsi la somptueuse armure de parade historiée d'Henri II
est-elle présentée aux côtés de la chasuble du prêtre (richement brodée de soie, d'or et ornée d'améthystes, de rubis et de perles fines) et de la robe du
magistrat (robe vénitienne de damas rouge), apparat des trois ordres de la période pré-révolutionnaire. De là, le code vestimentaire masculin se déploie
dans ses continuités, rythmé par la grande affaire du XVIIIe siècle magnifiquement montré dans ses développements: la naissance et l'évolution
de l'habit à la française, formé d'un justaucorps, d'une veste et d'une culotte, qui occupe la majeure partie des vitrines du premier étage de l'exposition,
présentant de remarquables pièces issues des collections du musée et de nombreuses institutions européennes. De drap ou de soie unie, façonnée ou de velours, à grands ou petits motifs, à
décor brodé ou tissé, polychrome, d'or ou d'argent, pièces isolées ou habits complets rendent compte des aspects esthétiques, techniques, économiques et
sociaux de l'objet vêtement: porté à la cour, codifié au XVIIe siècle par "l'invention" du justaucorps à brevet distinguant les privilégiés autorisés à
suivre le roi sans y avoir été invités, l'habit à la française est investi, jusqu'à la Révolution, par les nombreux corps de métier qui l'instituent en objet
autonome et participent à ses multiples déclinaisons, tailleurs, fabricants d'étoffe, brodeurs, boutonniers. Les broderies plus ou moins somptueuses ou
les galons, pour les livrées et les uniformes, renforcent les coutures en le décorant, tout comme les boutons qui ferment aussi veste et justaucorps; les
larges parements des manches soulignent les mouvements des bras et des mains et équilibrent la silhouette, les pans richement décorés donnent de l'aisance aux cavaliers. Mais le luxe est aussi invisible, procuré par les
matériaux - doublures de peluche - ou l'innovation technique: les fabricants d'étoffes mettent au point le décor "à la bordure" tissé, beaucoup plus
complexe que la broderie et, grâce aux montages des métiers à tisser de plus en plus sophistiqués, développent les jeux de symétrie, comme en témoignent
de remarquables pièces d'étoffes tissées ou brodées, avant découpe et assemblage, rarement montrées. La disparition de la cour signe la fin de l'habit
à la française, dont la forme simplifiée survivra au fil du XIXe siècle sous forme de redingote, d'habit, de jaquette, jusqu'au complet veston contemporain,
parallèlement, le bourgeois impose le modèle de l'homme en noir. Tout ou presque ce qui constituait la parure masculine, broderies, plumes, bijoux,
étoffes décorées, est dorénavant porté exclusivement par les femmes, jusqu'à aujourd'hui.
C'est le propos du second étage de l'exposition, qui dit que parure et apparat abandonnent peu à peu la mode masculine, autrement dit que la mode masculine a quasiment disparu: l'uniforme est de mise.
La profonde mutation sociale produite par la Révolution française affecte les modes de vie et de paraître, la qualité et le pouvoir ne se montrent plus par le luxe
de l'apparence et le XIXe siècle s'empresse d'inventer l'adjectif "tapageur", qui stigmatise aussi bien la toilette féminine que l'habit masculin par trop ostentatoires.
Mieux, les femmes adoptent la sobriété masculine et bientôt le tailleur anglais. De là, la difficulté du propos de l'exposition qui s'empare d'un phénomène
historiquement marqué - l'homme paré tel qu'il est défini étant, comme elle le montre, celui des XVIIe et XVIIIe siècles - mais entend le dérouler jusqu'à
aujourd'hui. Qu'est-ce qu'un homme paré de nos jours, ou disons depuis les années 60 du XXe siècle? Elles ont certes fait naître une mode unisexe, mais
l'ensemble-pantalon de Courrèges a fait plus d'émules féminines que la robe unisexe de Paco Rabanne… la norme sociale issue du XIXe siècle, de quelque angle que l'on considère la question, fait de la parure un attribut
féminin, et "l'homme paré" du XXIe siècle, affaire de couturiers et de créateurs, apparaît aussi marginal qu'anecdotique. Comment donc élaborer le
discours sans tomber dans l'écueil de l'anachronisme ou de rapprochements strictement formels? Jean-Paul Leclercq, commissaire général de l'exposition
(avec Pamela Goblin et Olivier Saillard pour la période contemporaine) a assumé la complexité avec humour en mettant en scène, dans chaque vitrine,
l'intrusion d'une silhouette contemporaine: ici le blouson-armure translucide et gonflable de W.&L.T., là la veste et sa sur-veste A-Poc d'Issey Miyake,
autre part la pseudo veste militaire de Bernard Willhelm ou la spectaculaire jupe du soir de Gaultier… Elles donnent de l'homme paré contemporain l'image d'un masculin décalé et volontiers féminisé qui ressortit plus de
l'imaginaire que de la réalité, soulignant en creux que la mode, aujourd'hui, est affaire d'entre-soi et de signes plus que de formes.
Jusqu'au 30 avril 2006 Les Arts Décoratifs - musée de la Mode et du Textile, Paris http://www.ucad.fr/ 1) Portrait de Louis XIV (1638-1715) / Musée du Château de Versailles
Réunion des Musées Nationaux, 1986 2) Collection été 2003, Helmut Lang / DR |