Duncan Grant :
le vivant scandale des peintures de Lincoln

par Christian Soleil

"Ce qui rend l'ART si dangereux, je pense, est le fait qu'il s'est séparé de la religion et de la vie ; par la religion il pouvait se rattacher à la vie, sans elle c'est impossible, et donc nous devons en faire une religion à part entière, au grand détriment des deux, ou plutôt des trois."
Roger Fry, 1899, dans une lettre à Nathaniel Wedd.

Lincoln, à quelques heures de train au nord de Londres, est une charmante petite ville de province dominée par sa cathédrale et son château. Depuis la gare, l'une comme l'autre sont accessibles à pied en une poignée de minutes. Il faut suivre une rue piétonne très commerçante qui donne ensuite sur un labyrinthe de ruelles abruptes, pavées, encadrées de maisonnettes séculaires aux murs bombés par le temps. C'est l'Angleterre immémoriale, celle de Shakespeare et de Thomas More, celle de la neige qu'on regarde tomber d'un intérieur cosy à travers de petits carreaux.

La neige, en hiver, y est abondante, et le pavé glissant à peine praticable. La main s'agrippe à la rampe métallique qui suit les murs de pierre. Parvenu à mi-chemin de la colline, on lève le nez sur une forêt d'enseignes de fer forgé dont aucune ne vient dénoncer l'époque. La cathédrale dresse ses deux tours au-dessus de la brume qui leur compose un socle permanent.
Elle donne au visiteur une rare occasion de vérifier la citation de Roger Fry et de découvrir les peintures murales que Duncan Grant y réalisa en 1958.
Encore dans la vingtaine, Grant était un artiste déjà confirmé et il avait beaucoup voyagé quand il rencontra Roger Fry en 1910. Fry l'encouragea dans sa carrière artistique et l'enrôla dans ses Omega Workshops à partir de 1913. Roger Fry mourut en 1934 mais Grant vécut jusqu'à l'âge avancé de 93 ans, en 1978. Il avait déjà plus de soixante-dix ans quand il réalisa les peintures murales de Lincoln.
Tout commença au début du XXème siècle. En 1910 Duncan Grant rejoignit les membres du groupe de Bloomsbury. Ce célèbre cercle d'intellectuels qui s'étaient connus comme étudiants à Cambridge venait de se reformer à Londres. Le critique d'art Clive Bell avait fréquenté Trinity College avec Lytton Strachey, Leonard Woolf, Thoby Stephen et Saxon Sydney-Turner. Lytton Strachey était le cousin de Duncan Grant. Huit ans plus tard, en 1907, Bell épousait Vanessa Stephen, l'une des soeurs de Thoby. L'autre soeur devait épouser Leonard Woolf et devenir l'écrivain Virginia Woolf. Un autre écrivain, E.M. Forster, avait également fréquenté Cambridge avec Maynard Keynes, le futur économiste Lord Keynes. Keynes et Duncan Grant allaient devenir des amis très proches et, dans leur jeunesse, des partenaires amoureux.

Vanessa et Virginia Stephen furent élevées dans une grande maisonnée aux règles très strictes. La maison de leurs parents, dans Hyde Park Gate, à Londres, recevait fréquemment la visite de grands artistes victoriens, notamment des préraphaélites. Leur père, Leslie Stephen, était un éminent homme de lettres et sa femme considérait la peinture comme une occupation tout à fait respectable pour une jeune fille comme Vanessa. En 1904, après la mort de leurs parents, les deux soeurs s'installèrent au 46 Gordon Square dans le quartier de Bloomsbury, qui n'était pas forcément le quartier le plus convenable pour des jeunes filles de la bonne société. Là, en réaction contre leur éducation victorienne, elles recevaient régulièrement des jeunes gens.

En 1905, Vanessa lança le Club du Vendredi pour l'art et la conversation. Elle avait déjà choisi de poursuivre une carrière artistique et suivi des cours aux Royal Academy Schools. Duncan Grant, lui, avait exposé ses premières oeuvres au New English Art Club, un groupe qui s'opposait aux idéaux de l'Academy. Il suivit néanmoins Vanessa et rejoignit le Club du Vendredi pour exposer aux côtés de ses membres.
Pendant ce temps, Roger Fry était rentré des Amériques, où il avait exercé la fonction de conservateur du Metropolitan Museum of Art de New York. Clive et Vanessa Bell le rencontrèrent dans le train de Cambridge à Londres et leur conversation porta rapidement sur le projet de Fry d'organiser à Londres une grande exposition de peintres français contemporains qui comprendrait notamment des oeuvres de Gauguin et de Cézanne. Les Bell furent enthousiasmés.  C'est à la même époque que Duncan Grant rencontra Fry, et la boucle de ces contacts décisifs pour l'avenir de la peinture anglaise était bouclée.

Les peintures académiques de l'époque victorienne valorisaient la morale et racontaient des histoires qui magnifiaient le pouvoir de l'Eglise et de l'Etat. Même les paysages cherchaient le plus souvent à transmettre un message porteur d'une morale. Les peintres français que Fry voulait faire connaître en Angleterre étaient libres de telles restrictions. Ils se bornaient à célébrer la couleur pour elle-même et s'autorisaient à laisser apparaître sur leurs toiles l'évidence des coups de pinceau. Les artistes et les critiques du groupe de Bloomsbury ne voulaient plus tolérer la rigidité des attitudes victoriennes qui résultait de la suppression de la spontanéité dans les sphères sociale et artistique. Ils pensaient surtout qu'il n'y avait pas de bien supérieur à l'art, plaçant ce dernier au-dessus des codes religieux.

Les couleurs très vives qui caractérisent les peintures murales de Lincoln trouvent leur origine dans l'influence de Gauguin, Van Gogh et Matisse, trois des peintres que Roger Fry qualifiait de postimpressionnistes. Ils étaient certainement très différents des impressionnistes car il ne cherchaient plus à capturer les effets flottants de la lumière naturelle, et utilisaient la couleur pour sa valeur symbolique. Gauguin et Van Gogh réintroduisirent même des sujets religieux dans certaines de leurs oeuvres les plus colorées. Pour un public londonien qui n'était habitué qu'à des peintures aux détails photographiques, de telles "croûtes" étaient forcément choquantes, et après l'exposition de 1910-1911 aux Grafton Galleries, Fry fut prévenu par la presse qu'il devait s'attendre à être "boycotté par la bonne société" ! Le comportement général des "Bloomsbury" choquait de toute évidence la bonne société : l'homosexualité y était majoritaire chez les garçons, la patriotisme moins ancré que le pacifisme et l'objection de conscience, et la liberté de ton tant que le goût de la farce ne plaidaient pas en leur faveur.

Même des années plus tard, quand Vanessa Bell et Duncan Grant vivaient dans leur ferme de Charleston, dans le Sussex, le vent d'un moralisme anti-Bloomsbury n'avait pas disparu. Le sentiment s'exacerba clairement au moment où Duncan réalisa ses peintures de Lincoln, ou plutôt peu de temps après leur dévoilement. En fait, c'est le monde de Charleston que le peintre désormais vieillissant mais toujours pas assagi avait retranscrit sur les murs de la Russell Chantry, sans véritablement penser à mal. On y reconnaît ici Vanessa Bell, là leur fille Angelica, ailleurs dans un groupe de garçons à demi-nus certains des modèles qui émaillent l'œuvre de l'artiste. Duncan Grant avait la sensualité dans le sang, et sa vision du monde religieux mêlait volontiers une vision païenne de la nature et de la place qu'y occupe l'homme avec les grands thèmes bibliques. Aussi le Russell Chantry fut-il rapidement fermé au public, utilisé comme débarras, et les peintures elles-mêmes masquées par de grands meubles pour éviter tout "contamination" sensuelle des passants de la maison de Dieu. Il fallut attendre l'arrivée d'un nouvel évêque et les années 1990 pour que l'œuvre de Duncan Grant fût remise à jour, exposée au grand public et surtout réhabilitée. Les affres du temps ajoutés aux dégradations volontaires et à l'humidité des lieux avaient en effet considérablement détérioré certaines parties de l'oeuvre.

Les peintures de Lincoln semblent d'abord "hors de portée". Duncan Grant n'y emploie pas les diverses abstractions de formes anguleuses qui caractérisent l'art anglais des années 1950. Les sujets, le Bon Berger et les marchands de laine médiévaux de Lincoln, apparaissent en  fait dans un traitement à peine moderniste. Si les peintures sont naïves, c'est que pour Duncan Grant elles doivent l'être, car l'histoire du Bon Berger se raconte avec simplicité, et présente un attrait particulier pour les enfants.

Les peintures de Duncan Grant sont évidemment décoratives, comme peuvent l'être certaines fresques pompéiennes qui placent les animaux et les hommes les uns au-dessus des autres, tandis que d'autres présentent des assemblages colorés d'oiseaux et de fleurs. Les murs nord et est du Russell Chantry de la cathédrale de Lincoln font penser à ces écrans victoriens que les enfants décoraient avec des transferts.

Les peintures de Duncan Grant sont donc décoratives, mais elle n'envahissent pas l'espace. Leur tonalité doré accompagne à merveille la couleur de miel de la pierre locale. Leur charme reflète le caractère même de l'artiste. Il aurait pu utiliser un langage visuel plus abstrait : dans sa jeunesse Roger Fry l'avait décrit comme l'un des rares artistes britanniques véritablement novateurs et capables de rivaliser avec les plus grands peintres parisiens. L'intention de Grant à Lincoln était de coller à l'image d'une église "glorieusement heureuse". Il n'était pas un homme religieux mais développait un sens du merveilleux devant la nature et la vie sauvage.

 Le radieux Bon Berger de Duncan Grant, inspiré par son modèle et amant Paul Roche, est un Christ imberbe à peine sorti de l'adolescence, entouré d'une aura de lumière jaune qui transforme tout sur son passage. Les moutons bleus et froids deviennent blanc crème dans son faisceau, comme réchauffés par son amour. La joie qui habite l'ensemble des panneaux de Duncan Grant à Charleston se retrouve à Lincoln avec une intensité renforcée. Un instinct de vie inné et une grande énergie irradient des murs nord et est, reflétant le bonheur d'éternelle jeunesse d'un artiste bien dans sa peau à plus de soixante-dix ans. Illustrant la citation de Roger Fry placée en exergue de ce texte, les peintures de Lincoln matérialisent aussi la devise que Duncan Grant fit sienne pour toute sa vie : Ne jamais avoir honte .