Catherine Millet,
Dalí et moi

Par Jean-Paul Gavard-Perret

Catherine Millet "lectrice" de Dali :
Le besoin d'images et les noces équivoques

Certains s'étonneront de voir Catherine Millet - qui avec la naissance de sa revue (Art Press) a d'abord travaillé dans une logique de rejet du passé, de la table rase - s'intéresser à l'icône Dali. Mais comme elle le déclare dans un article au Nouvel Observateur : "Parmi les modernes, Dalí est le peintre qui permet de retrouver ce genre de relation au tableau, objet d'explorations multiples. Dans son  "Guillaume Tell" du Centre Georges Pompidou, par exemple, il faut un certain temps de contemplation pour déceler son secret, à savoir ici ses angoisses sexuelles". Dans son livre passionnant, la critique s'intéresse avant tout à ses écrits : "Ce qui me séduit en eux, c'est leur effet de vérité". Elle n'a pas tord, car le peintre de Cadaquès a tout dit sur ses souvenirs d'enfance, ses fantasmes hallucinatoires, entre autres sa peur du sexe de la femme - qui le conduisit sinon à une semi-impuissance, au moins à une pratique onaniste "exemplaire" - ou encore la fabrication médiatique de son image dont ses textes ne constituent pas la moindre part. Catherine Millet - qui elle aussi a été objet d'une médiatisation outrancière lors de la publication de la Vie sexuelle de Catherine M. - a pu grâce à sa propre expérience et la lecture attentive des textes du peintre rentrer dans son œuvre, œuvre exemplaire s'il en est puisque - comme Warhol le réussira plus tard - le peintre n'a jamais été mangé par son "image", ne s'est jamais réduit à elle. La critique souligne ainsi un fait majeur: Dali reste, jusqu'en ses "singeries", irrécupérable. Certes si à l'inverse de John Lennon il n'a pas été plus célèbre que le Christ, il n'empêche que son image est celle d'une icône qui a largement dépassé le cadre du champ artistique. Mais là encore le travail de construction d'une image médiatique opérée par le peintre (on peut citer par hasard la fameuse publicité pour le chocolat Lanvin) a permis de diffuser une œuvre qui, par certaines toiles ou dessins, offre une expérience de l'extrême qui dépasse largement le cadre du surréalisme où l'on confine à tort le peintre. Il est vrai - et en dépit de ce qu'on dit parfois – que Catherine Millet n'est pas une femme colleuse d'étiquettes. Elle montre à l'inverse comment face aux structures d'imageries ambiantes, Dali a permis aux voyeurs du voyeur de se parler à eux-mêmes à travers une iconographie qui n'est pas celle d'un obsédé ou d'une nymphomane mais de celui qui fut capable de mettre en scène des séries de fantasmes dans lesquels même celles et ceux qui ne sont pas forcément amateurs d'art purent et peuvent se reconnaître encore. Montrant aussi combien Dali fut spectateur autant que peintre, soulignant les détours picturaux de l'affect (froid) du peintre, Catherine Millet explique comment il a su donner dans son œuvre à la fois un sentimentalisme (à l'opposé du mièvre) et un érotisme transcendés par un univers où l'image crée une circulation étrange. René Quinon écrivait d'ailleurs dans son Abécedaire de Félixité qu'après Manet, Dali fut celui qui nous plongea le plus près de l'Origine du monde - entendons le sexe de la femme. Mais là où Manet se contenta d'une image, Dali la diffracta dans tous les sens avec toujours une possibilité d'irruption angoissante - liée chez lui à la masturbation (passage du fantôme au monstre, au monstre d'une monstration auto-agissante et auto-suffisante). Ainsi et comme le rappelle Catherine Millet, celui qui a toujours présent à l'esprit (surtout lorsqu'il écrit et parle) l'idée qu'il élabore un personnage à destination du public, a su par delà même ses fameuses "théâtralisations" jet-set créer une œuvre proche de ce dernier matin du monde où, contrairement à ce que pensait Novalis, ce n'est pas la lumière qui ne ferait plus fuir la nuit et l'amour mais l'inverse, en une sorte de rêve (tout autant que cauchemar) éternel, inépuisable.

La critique a aussi mis l'accent sur l'importance de Gala dans la vie du peintre. A ce titre elle offre sans insister un contrepoint à celui qui partagea les notoriétés de la reconnaissance médiatique à la même époque: Picasso. Peut-être parce que femme elle-même, Catherine Millet dégage Gala de son image de harpie. Et l'on peut penser qu'à sa manière, cette dernière posséda un rôle comparable et capital à celui que la femme de Beckett eut pour l'auteur (même si les années finales furent plus vivables pour le couple Dali que celui de l'auteur de L'innommable.) Gala joua ainsi de gré ou de force le rôle de muse idéalisée (qu'il a représenté en Vierge). On peut à ce titre facilement imaginer combien ce rôle frustrant était lourd a porté même si Gala su en tirer des bénéfices. Au moment où elle publie aussi la troisième édition de l'Art contemporain en France (1987), Catherine Millet montre ainsi l'importance d'une œuvre dont on n'a pas encore compris tous les enjeux, les tenants et les aboutissants. Dali à sa façon - moins radicale certes du moins en apparence que certaines autres expériences - a modifié bien des règles du jeu par le jeu des images lui-même. Jamais rattrapé par ses oripeaux d'apparat et animé d'un souci de cohésion totale, le jeu qu'il joua au monde fut un jeu nécessaire afin que le charme de l'œuvre opérât en sa magie blanche et noire.

Catherine Millet, Dalí et moi, Gallimard, Paris, 192 pages