Gaston Chaissac:
L'avenir de l'art est dans les épluchures

Par Jean-Paul Gavard-Perret

Une collection de bonshommes, des figures quelquefois aimables, souvent hallucinées, hardiesses des entrelacs et formes et de couleurs, collages de matériaux disparates, écriture qui les enveloppe d'un emballage particulier dans la multiplicité des détails, grands dessins à la plume combiné, par exemple,
des découpages d'empreintes de chaussure qui représentent des personnages tels sont, entre autres, les formes que Gaston Chaissac a entrepris pour, selon ses termes, "botter le cul à l'art".
Les formes involontaires, "invalides" sont donc du ressort d'un artiste épistolier capable de dessiner des empreintes de bout de verres et de vaisselles cassées, de pelures d'oignons, d'épluchures de courges et de pommes de terre - ce qui lui fait dire "je parle peut-être un peu trop d'épluchures au gré de certains, ça va faire éplucher de plus en plus mes lettres" , puis d'ajouter à son même interlocteur (Jean Dubuffet un des premiers admirateurs de l'œuvre) "l'avenir de l'art pictural est dans les épluchures".

Il ne croyait pas si bien dire. Mais à la différence de ceux qui s'en servirent pour des récupérations discutables - plus médiatiques que réellement artistiques - Chaissac a fait une œuvre et cela sans fétichisme. Et s'il a su utiliser les épluchures il a su aussi les délaisser, pour aller vers d'autres recherches. Comme l'écrit Dominique Allan Michaud "elles sont de pauvres proies provisoires et à oublier qui valaient moins que leur ombre à projeter".
Chaissac est donc tout sauf un peintre naïf, une peintre "art brut" ou dont l'aptitude serait plus au bricolage qu'à la peinture. Il fut et reste un artiste éclectique qui croyait à la beauté de l'art et n'en voulait pas la fin. Et si on le connut par sa passion pour la cueillette de détritus dans les décharges, il ne pensait pas "que ce soit à la portée de tout le monde". Car derrière celui qui nuançait en affirmant "mon procédé peut permettre à n'importe qui de peindre des tableaux", se cachait un vrai peintre que savait bien que s'il existe (selon une vieille formule) des peintres potentiels partout, les réels créateurs sont rares. Pour lui en effet les empreintes de rien devinrent des empreintes de tout et furent des procédés d'inspirations souvent reprises mais avec des résultats qui n'arrivent pas à la cheville de ceux réussis et magnifiés par l'artiste de Charente.

Soit en utilisant l'empreinte comme dessins de creux soit sous forme de croquis dont il dessinait fortement les contours sur des feuilles, ces techniques élémentaires devinrent les éléments picturaux de premier ordre. Tel, par exemple, son bonhomme dessiné à partir d'épluchures de courges et dont il dit : "comme c'est des épluchures de moi, il est bien de moi sans rien d'étranger". Ce qui ne l'empêche pas, fidèle à son humour de nuancer un peu plus loin en expliquant que ce qui attise sa créativité est parfois un acte très ordinaire répondant à un besoin naturel : "Je suis allé pisser et pendant cette opération mon regard a rencontré des coquilles d'huîtres et tout de suite l'idée m'est venue d'utiliser leurs empreintes". Et d'ajouter qu'il en est venu aux dessins d'épluchures ou de vaisselles cassées qu'après diverses choses "dont ma queue bandante qui se trouve dans une de mes vieilles gouaches et que jamais personne n'a pu identifier"... Il n'empêche que derrière les faux-semblants, les faux-fuyants, les pirouettes Chaissac a écrit une belle page de l'histoire de l'art même si pendant longtemps il fut rejeté comme un aimable plaisantin alors qu'il fut un peintre original mais aussi et justement râleur certes parce que ses contes passèrent pour être de Queneau et ses dessins de Picasso. Ce qui le fit écrire à Aimé Maeght "faut-il être con pour croire que Picasso céderait ses choses à ce prix là".
Picasso ignora sans doute Chaissac. Mais l'inverse ne fut pas vrai. Il reconnaît sa dette envers le peintre cubiste ainsi qu'envers Dubuffet ou encore Magnelli. Mais il existe, et par rapport à ses inspirateurs, quelque chose qui dépassent leurs œuvres, quelque chose de l'ordre de l'authentique, du naturel et de la fraîcheur (ce qui n'exclut pas au contraire le travail). Chaissac fut donc "moderne" au même titre que les peintres cités. Et s 'ils reprenaient des modèles d'ailleurs pas forcément célèbres - il utilisait parfois comme base de départ les dessins d'amis modestes qu'il pouvait trouver plus doué que lui tel un certain Clovis - c'est à ce seul titre qu'on pourrait le rapprocher - mais rapprocher seulement - d'un "art brut" en cette volonté d'associer à la construction de son œuvre picturale des gens dépourvus de culture artistique.

Mais de fait, et ce qui le sépare de ce mouvement honoré par le musée de Lausanne, c'est qu'il possédait l'intention ferme, lucide, délibérée d'éveiller l'art. Certes l'art moderne n'avait pas attendu Chaissac pour incorporer dans une œuvre des matériaux destinés aux rebuts : du dadaïsme avec Schwitters, au cubisme (avec Braque et Picasso) jusqu'à l'art brut à proprement parlé la technique était déjà éprouvée. Toutefois l'art de Chaissac reste particulier car, sans innover ou révolutionner cette quête préalable, est devenu un langage artistique particulier et à part entière, un langage inédit.
En ses jeux de miroirs, d'influences croisées, de récupérations diverses, d'empreintes, il a ainsi marqué son siècle. Il est devenu d'ailleurs après sa mort en 1964 - preuve ultime quoique discutable - un maître de l'art du XXème siècle ou plutôt une valeur indubitable dont les spéculateurs de l'art se battent pour acquérir les œuvres. Le prix de leurs enchères ne cessent de grimper. Bref il ne reste que l'épure des épluchures. Ce qui fit scandale est devenu hiéroglyphe inaltérable. Est-ce là la rançon de la gloire?

Gaston Chaissac, Musée de la Poste Paris, 34, boulevard de Vaugirard 75015 Paris
11 avril au 22 juillet 2006.
www.museedelaposte.fr

Gaston Chaissac: Untitled, 1952/1953 – Oil on paper, 27x21 cm.
Private collection © Photo : Michel Fischer © Adagp Paris 2006