Etienne Delmas,
Je suis là pour la nuit

Par Jean-Paul Gavard-Perret

Portait de l'écrivain en squatter
La littérature est toujours une recherche d'une vérité, la recherche de la vie. Mais cela n'est pas simple car, comme l'écrit Christian Oster dans la littérature il y a un double risque : "soit la vérité dérobe la vie, soit la vie dérobe la vérité". Ainsi à ce que Nietzsche nomme le "jargon de l'authenticité", à ce fol espoir de la littérature de lutter contre la réalité et qui est la manifestation de sa lucidité, il y a tout ce qui passe et qui ne passe pas. Bref écrire n'est pas simple surtout lorsqu'on se pique (suivant une mode qui sera la marque de notre traversée de millénaire) d'affronter le biographique, c'est à dire dans un champ ou plutôt une mer sur laquelle la littérature est toujours contrainte de naviguer en eaux troubles. Le lecteur croit en effet qu'un auteur est quelqu'un de conscient, plus ou moins savant. Il n'empêche que parfois - je serai tenté de dire toujours - il est obligé de prendre des chemins détournés que Valère Novarina a résumé ainsi : "j'ai toujours pratiqué la littérature non comme un exercice intelligent mais comme une cuire d'idiotie ". Cependant l'auteur a soin de préciser : " je m'y livre laborieusement, méthodiquement, quotidiennement comme à une science de l'ignorance ". On ne sait si Etienne Delmas se livre vraiment à cette science de l'ignorance. Mais il a bien compris que parler de soi demande l'emprunt de chemins de traverse même si bien sûr la littérature est d'abord une affaire d'écriture. Tout évènement n'a d'intérêt que par son traitement, sans quoi Pierre Bellemare et ses histoires extraordinaires serait ce qu'il n'est pas : le plus grand auteur français. Fidèle à une esthétique que revendique l'éditeur Philippe Castells qui avec "Je suis là pour la nuit" inaugure de la plus belle manière la naissance de ses éditions, un tel livre qui brouille les genres (il s'agit là autant d'un monologue théâtral qu'un soliloque sous forme de récit casser) cultive d'une certaine manière le fragment même s'il donne l'impression inverse lorsqu'on ouvre le livre. Il y a ici une volonté d'ellipse "une manière aporistique de remonter en amont de la perception et de la remémoration de l'aigu" et dont la stratégie passe par une histoire des lieux et du "narrateur" qui elle-même passe par l'histoire d'une dérive et une manière d'épreuve auquel se soumet Etienne Delmas, qui est aussi compositeur et musicien (cela se "sent" dans son texte) dans son approche d'une vérité teintée de cruauté et de drôlerie.

De l'écume des jours, l'auteur tire une autre alternative à celle que "usuellement" la littérature propose lorsqu'elle ne se prétend pas une œuvre artistique mais un témoignage sur le temps qui passe et qu'elle tente d'arrêter. C'est pourquoi ce texte devient épreuve de la recherche de l'identité, la recherche d'une cohésion, d'un pont ou d'un point, d'une intégration au monde. Mais en même temps le bric à brac brassé par l'auteur oblige à une déliaison puisqu'en dépit d'états et d'étape dont l'écrivain révèle toujours un défaut d'origine. Etienne Delmas a compris que son texte devait ainsi plus que analyser, déplacer par son écriture le regard. Le su est non ce qu'on entend ou lit mais ce qu'on peut en faire, l'insu du texte prend en charge ce qu'on pense ignorer mais qui pourtant nous façonne de l'intérieur. C'est pourquoi l'auteur se situe dans l'intervalle entre ce qu'il évoque et le commentaire. En effet la "réalité" ne se laisse pas saisir par la tyrannie du logos qui tente de la reconstruire ou de la mettre en carte sous couvert du simple aveu et du déboutonnage de l'intime. Bref son secret ne se livre pas simplement par ces simples jeux, il n'est pas non plus à l'extérieur du texte ou de la réalité qu'il évoque mais dans l'entre deux.

" Je suis là pour la nuit " est donc un rendez-vous provisoire et "manqué" (du moins en apparence, il devient ainsi une navigation à vue dans le noir d'autant que pour l'auteur l'écriture ne "montre" pas : il fait voir ce qu'il en est non de la vue mais de la vie Et c'est bien ce qui rend ce su et cet insu passionnant. Dans le droit fil de Blanchot, l'auteur s'y livre à la complexité justement de la prise où d'une certaine manière tout ce qui est mesurable cesse d'être ce qu'il est pour être mesurable. Il perd ce qui lui reste, lorsqu'il est mesuré. Tout le travail de l'écriture tient donc dans cette traque de l'intervalle, de l'entre, c'est pourquoi le texte évite la brillance et préfère le mat qui devient une manière de saisir par fragments ce qui tient peut-être d'un puzzle dépareillé- puisque c'est par une vue de l'esprit qu'on pourrait imaginer que les fragments de vie puissent un jour s'emboîter. Delmas n'a pas cette prétention (pour preuve son texte ne se ferme pas sur un point final). L'intervalle se lit ainsi non par un corpus qui fait noyau et centre mais par tout ce qui permet de s'en rapprocher sans illusion d'optique afin d'appréhender autrement tout ce qui nous échappe, ce qui se dit, se dit en ne se disant pas.

Etienne Delmas, " Je suis là pour la nuit ", Editions Castells, Sassenage, 71 pages