Paul Nizon
ou la liberté créatrice

Par Jean-Paul Gavard-Perret

Raymond Federman voit non sans raison en Paul Nizon l'exemple d'une nouvelle littérature d'auteurs du 20e siècle, de Beckett à Handke qu'il définit ainsi : "Dans un période où le monde semble devenir incompréhensible, un certain nombre de poètes, auteurs, artistes commencent à comprendre, que le monde réel se situe ailleurs. Il s'agit d'un monde que nous ne connaissons plus, que nous sommes obligés d'imaginer, d'inventer. A partir de maintenant le monde sera recrée à travers le langage, - à travers l'alchimie du verbe". Il s'agit d'une auto-réflexion, d'un processus de narration qui chez Paul Nizon s'approche de l'autobiographie et de la fiction.

Son envie de devenir écrivain remonte à l'adolescence. A l'époque son père ne vit déjà plus, terrassé par une longue maladie. Paul assurera la responsabilité familiale à partir de l'âge de douze ans. Il est courageux et il le prouve plus tard quand il maîtrise le chaos de son expérience existentielle. A côté de ça, il est contemplatif et rêveur. Et de cette contemplation, de ces choses que ses yeux et ses sens lui rapportent, se libère la volonté d'une narration. Proche de Robert Walser dans lequel il découvre ses propres faiblesses, une grande amitié le lie aussi à Elias Canetti qu'il rencontre souvent à Londres. Pourtant il existe chez Nizon non seulement un univers particulier mais une écriture totalement personnelle qui surprend car elle provoque des déplacements et incessants. Dès lors l'auteur est souvent, comme on dit, là où on ne l'attend pas. On rit par exemple à la lecture de sa "Fourrure de la truite". là où pourtant surgit, comme partout dans l'œuvre, le pessimisme qui se sent - en dépit de ses allures élégantes - comme exilé dans la vie. Le paradoxe n'est qu'apparent d'ailleurs. Et sans précaution oratoire, sans explication, celui qui décrit les gens de peu et leurs situations, se déclare élitiste . C'est que Paul Nizon ne cherche pas à plaire. Il a mieux à faire qu'à jouer les aimables. Sa raison d'être, c'est d'écrire. Son ambition, bâtir une œuvre. Exigence absolue qui relativise tout le reste et autorise bien à bousculer les conforts culturels. Paul Nizon cultive d'ailleurs son particularisme et il cherche toujours à se démarquer de ses pairs : Au début j'avais une certaine amitié pour Frisch mais je n'aimais pas assez son travail. Ce n'est pas lui qui m'a influencé, de plus il essayait de trouver en moi un disciple ! Or nous n'avions pas grand chose en commun. Quand à Canetti, nous nous sommes fréquentés mais il était plutôt un sociologue, un essayiste. Nous travaillons dans des domaines très différents ". Cependant il reconnaît sa proximité avec Malcom Lowry ainsi qu'avec Thomas Wolfe. Sans doute parce que son écriture, comme ceux des deux auteurs, est une sorte d'acrobatie perpétuelle qui joue entre le je et le il, entre le roman et l'autofiction. Pour écrire il s'est toujours fondé  sur sa vie vécue, mais, dit-il "ma vie comme biographie ne m'intéresse pas du tout. J'écris certes, à la 1ère personne, mais, paradoxalement, on me reproche parfois de ne pas dire suffisamment de choses sur ma vie". L'auteur suisse est donc, comme tout auteur, une éponge qui se nourrit de tout, c'est pourquoi il n'écrit pas dans les cafés (parce que tout rentre en lui) ni chez lui (parce que trop perméable aux sensations domestiques). C'est pourquoi, pour chaque livre, il s'isole dans ce qu'il nomme des "ateliers" : " J'ai eu jusqu'à 20 ateliers pour écrire dans Paris". On peut parler aussi, même si c'est un lieu commun, de la "musique" de la prose de Nizon même si l'auteur entretient avec cet art une distance. La musique en effet était omniprésente dans son enfance et il fallait qu'il s'en protège parce qu'il y était trop sensible. Certes il aime bien définir la structure de ses livres sous le terme partition, mais d'une "partition de l'existence". Et celui qui à partir de 16 ans savait qu'il était un écrivain, ne trouvait pas la "catégorie", le "genre". Il se contentait alors de noter ses états d'âme sans pour autant avoir le souci d'écrire un " ournal intime". Cependant, après le baccalauréat il accomplit ce qu'il nomme "un voyage initiatique" en Calabre et Sicile. Le sud était alors sous la terreur de grands bandits. Cette expérience lui permet de comprendre qu'il n'était pas encore vraiment écrivain et ressent le besoin de faire des études. Il choisit - " je ne sais pas vraiment pourquoi "l'Histoire de l'Art " et sur ce plan il demeure toutefois le plus discret possible. Mais l'expérience italienne reste pour lui capitale. Et il écrit que c'est à Rome qu'il est devenu écrivain : "J'ai pris grand plaisir à la vie italienne. (cf. "Canto" et "Marcher à l'écriture") Cela a aussi à voir avec l'enfance. Dans le petit quartier bernois de mon enfance à Paris, il y avait beaucoup d'italiens. Ils étaient plus vivants, plus chaleureux que les suisses, corsetés, qui n'ont pas coutume d'exprimer leurs sentiments". Le suisse allemand un peu " rigide " trouve ainsi une première forme de libération et la source d'écriture a soudain beaucoup à voir avec l'érotisme et représente une perpétuelle allée et venue entre Eros et Thanatos. Obsédé du désir d'écrire une vraie, une grande littérature où l'existence humaine se révèle il trouve là un moyen de dire l'essence de l'être qui tresse entre lui et Miller une sorte de parenté à la différence près que chez Nizon on ne peut parler d'une mystique de l'érotisme tel que l'auteur de Nexus la déploie. Grâce à son livre "Marcher à l'écriture" (fruit des leçons que Nizon a données à Francfort, écrit deux ou trois ans après "l'Année de l'amour", le lecteur est pratiquement, en lisant, dans le processus de l'écriture. Dans la "Truite" au contraire qui est une "pure fiction, avec beaucoup de dialogues, le tout plus léger avec bien sûr des bribes de ma vie (l'appartement de ma tante)", se découvre la résultat de ce processus : une écriture sombre, mélancolique mais aussi drôle. Et pour l'auteur reste un aboutissement provisoire car "dans ce livre l''écriture m'a emmené quelque part, dans la dissolution divine", une écriture dont la fluidité est rarissime tout en donnant au lecteur l'impression qu'à l'image de l'auteur qu'il est un exilé. Car Nizon est un exilé : non seulement "physique" mais un exilé dans l'écriture comme Van Gogh le fut dans la peinture : "Pour Van Gogh ce qui m'a retenu c'est ce qu'il a fait, s'accrocher par les moyens du dessin pour ne pas disparaître. Cette passion totale pour laquelle on donne sa vie. C'est une longue marche (comme pour moi) vers quelque chose. J'appartiens à ces écrivains qui font une œuvre et pas des livres parce que finalement les livres ne m'intéressent pas tellement" écrit-il. D'où l'impression, pour le lecteur, d'entrer dans un autre univers, on ne projette pas son ego partout, on ne mélange pas tout. Ainsi ce que l'écrivain introduit dans la littérature allemande c'est le subjectivisme au moment où régnait la littérature engagée ou comme aujourd'hui l'écriture se referme sur elle-même. Dès lors si Nizon écrit dans sa tour d'ivoire "il reste un utopiste dont le pessimisme éclate parfois dans la lumière. Et c'est ce qui lui fait dire : "Mon vrai rival c'est Peter Handke ". Mais l'écriture de l'auteur est bien supérieure à celle de celui dont l'ombre de commandeur semble se dresser devant lui.

La fourrure de la truite, Actes Sud
La République Nizon : Rencontre avec Philippe Derivière, Argol éditions
Les premières éditions des sentiments : Journal 1961-1972, Actes Sud

Paul Nizon est invité le 08 juillet 2006 (17h / Cour des Carmes) à Lettres sur cour dans le cadre de Jazz à Vienne. Autres invités : Vahé Godel et Bernardo Carvalho.