La Montée des poètes

Par Jean-Paul Gavard-Perret

Depuis 1998 des Alpes de Haute Provence jusqu'au Haut Beaujolais La Revue 22 illustre une approche multiple d'une poésie parfois trop méconnue mais qui s'oriente autour de propositions fortes et principalement sur le fait que Cicéron avait déjà souligné dans son "De oratore": "il y a quelque chose de plus obscur que la prose". Et c'est bien cet obscur que les animateurs de la revue explorent, exposent en partant du fait que les êtres sont avant tout ces êtres de langage mais qu'ils ne possèdent aucun rapport direct avec celui-ci. Le seul rapport en effet que les poètes gardent avec lui se limite à ce que leur représentations nous permettent d'en tirer même si tout poète pense que le langage est un fait de ou de notre nature. Une image peut expliquer cet état, cette croyance : celle du petit poisson dans son bocal n'a aucun moyen d'en sortir et qui peut penser être dans une vaste mer.

Pour les responsables de la revue 22 la poésie n'est pas une activité esthétique livrée au plaisir individuel, ou des "fictions compensatrices" dans un monde désenchanté et rationalisé, ou encore les opérateurs d'un dévoilement de l'être. Ils constituent des expériences de subjectivation des individus et donnent des outils d'analyse capables de mesurer les enjeux du présent et de l'avenir en corrélation avec le présent et la société comme le présente d'ailleurs un de ses principaux animateurs : Franck Doyen qui dans une droite ligne de Prigent demande un version inédite de l'écriture qu'il nomme "de lalangues" dont il parle ainsi : "il faut la travailler au corps bien au corps car lalangues nous travaille à notre indu, travaille à notre issue. Il s'agit d'une manie feste ".

La revue propose donc dès son origine une pensée intempestive qui vient s'inscrire partiellement au moins contre les théories de science littéraire de Barthes et de ses émules .La poésie reste pour Guy Ferdinande, Claude Yvroud et Franck Doyen (entre autres) la voix des autres, l'araignée dans la tête de leurs pro-verbes. Ils cherchent une parole qui les détruit pour naître et qui transporte d'eux ce qui peut passer du côté de la parole qu'ils connaissent pas encore. Ils sont donc "de l'autre côté": chaque mot déchire une peur, ce changement est leur voix et leurs mots sont à la fois leur exil et leur pays, bref il s'agit pour eux de passer leur vie à rassembler leur voix. Certes dans la revue 22, le problème de l'identité et du je est un problème centrale. Et il est vrai que le "je" est le sujet du poème, mais un "je" qui ne sait pas tout ce qu'il en est de lui en tant que sujet philosophique, psychologique, social, bref un "je" qui dit "je" non parce qu'il s'affirme objectivement mais pour inventer sa vie. On oublie en effet trop souvent que - sinon chez les piètres poètes - le texte ne suit pas la vie mais l'anticipe. Certes trop souvent le moi dit poétique ne peut penser qu'à conserver, et se conserver, ramener tout à soi. C'est un propriétaire, peut-être aussi un collectionneur. Mais le vrai je est le flâneur des deux rives : cellule qu'il connaît et celle qu'il ignore. Naturellement, ils ne sont pas complètement étrangers l'un à l'autre. Mais le seul à faire un poème, c'est le je qui descend là où il perd pied : dans les trous du langage. Sans parler d'élan à ce sujet le rapport du corps au langage, du néant au vivant qu'entretient le poète va mal avec cette construction de l'affect au concept que propose les Meschonnic et les Maulpoix, bref tout ce que la revue 22 combat dans les textes qu'elle propose entre l'immense et totale "naïveté" qu'il faut à l'engagement poétique, et ce qu'il nécessite de déshérence et de volonté de fondre dans l'inconnu, dans ce qui ne se pense pas encore. Pour Denis Ferdinande comme pour Yvroud ou Doyen ce qui compte reste avant tout de se reconnaître sans savoir d'avance où ils vont en s'explorant sans rameuter du trop intelligent ou quelque chose de l'ordre de la célébration. La revue 22 offre ainsi des expériences poétiques qui sont autant d'engagements existentiels. Les animateurs ne se contentent pas de défendre des vieilleries syntaxiques ou lexicales : ces catégories dérivent dans une invention à la hauteur du défi de chaque œuvre. Et peu importe si la confrontation poétique/rhétorique ne renvoie pas forcément à une nécessité théorique - même si Doyen par exemple la pousse très loin dans une critique qui s'applique aussi bien au domaine des figures qu'à celui de l'argumentation. Parce que aussi pour lui l'oralité n'est plus la confusion avec le parlé, mais ce mode de signifiance du langage où le rythme et la prosodie dominent, mènent la danse. Il existe donc là tout un travail de déplacement, de décentrement selon lequel le moi poétique devient un moi qui échappe à toute prise par une décolonisation constante et occupe la place à laquelle on ne l'attend pas, permettant de sortir de soi. Ce que les animateurs offrent est donc rare : un tout vivant aux mille articulations. C'est là vraiment engager le poème, et contre Hegel qui constatait, à son grand désespoir, l'hétérogénéité du poème et qui cherchait "à tout prix" une forme, quand le poème n'en a pas. Le revue 22 conduit ainsi à remettre en cause les principes traditionnels et fait de tous ceux qu'elle publie des voyageurs qui partent afin de revivre dans l'énonciation leur devenir de sujet dans l'écriture. Ce sont là des enjeux actuels d'une poétique anthropologique de la relation dans et par le langage loin des aspects linguistico-relationnels et des théories qui réduisent la poésie à une peau de chagrin dont beaucoup se suffisent en limitant leur dire à un bavardage qui centré " sur lui ignore tout altruisme.

13 mai 2006 à 15 h 30 - Bibliothèque de Lyon / Part Dieu