Franck Krawczyk:
Retour vers le futur

Par Jean-Paul Gavard-Perret

Le directeur des "Nuits Romantiques du Lac du Bourget", Philippe Cassard, a décidé de consacrer cette année son festival à l'enfance. Il définit ainsi son projet :
"Quelle perception ales artistes ont-ils du monde de l'enfance et que nous donnent-ils à voir, à entendre,
à ressentir? D'une époque à l'autre, les sensibilités varient, la place et le rôle de l'enfant dans la société se sont accrus, et la musique, depuis un bon siècle, s'adresse à lui comme jamais auparavant
".
Les Nuits Romantiques ouvrent donc toute grande la boîte à souvenirs : galerie de personnages appartenant à l'imaginaire de l'enfant, peinture, poésie, légendes, contes et conteurs, marionnettes, rires et nostalgies, détours par la psychanalyse et le "divin enfant" . Et le cortège musical suit une formidable richesse sur ce thème : des chefs d'œuvre emblématiques (L'Enfant et les sortilèges, Pierre et le Loup, Regards de l'Enfant Jésus, Ma Mère l'Oye, etc.) jusqu'à et surtout ce qui sera le point d'orgue de ce festival : la création du compositeur Franck Krawczyk destinée à Judith Magre et Michel Portal à partir d' "Enfance" de Nathalie Sarraute.

Né en 1969, Franck Krawczyk est un des plus grands compositeurs contemporains. Il étudie le piano avec Stefan Popovici et Serge Petitgirard, l'harmonie et le contrepoint avec Alain Bernaud et Michel Merlet, l'analyse avec Claude Helffer et la composition électroacoustique avec Philippe Manoury et Denis Lorrain. Premier prix de composition au Conservatoire National Supérieur de Musique de Lyon dans la classe de Gilbert Amy et Robert Pascal, Franck Krawczyk est lauréat du Prix Hervé Dugardin à la suite de la création de Ruines. Il a reçu des commandes du Festival d'Automne à Paris, de Radio-France, du Musée du Louvre, du Haut-conseil culturel Franco-Allemand. Ses oeuvres ont été créées par le Quatuor Arditti, le Trio BWV, le Sextuor Schoenberg, Claude Helffer, Xavier Gagnepain et Gilbert Amy et plusieurs de ses œuvres sont disponibles sur CD.

Passionné par le domaine de l'enfance et de la mémoire qu'on en garde, il trouve avec l'œuvre de Nathalie Sarraute un écho à ses propres préoccupations Dialogue intérieur de l'artiste au soir de sa vie avec son double, petite fille élevée entre la Russie natale et la France, "Enfance" de Nathalie Sarraute (1900-1999) est un texte poignant sur les émotions, les êtres, les objets, les mots, les gestes tels que la mémoire les a ordonnés et filtrés. Sarraute descend très loin en elle-même à la recherche de ces instants de vérité et de vie où se fonde le souvenir. Comme toujours avec elle, l'exactitude du rendu et le refus de toute sentimentalité sont les meilleures armes pour ne pas céder à la contemplation enjolivée de sa propre vie. Il fallait la voix sensible, musicale, maternelle de la grande Judith Magre pour épouser les plus infimes nuances de ce texte. Il fallait aussi l'imagination poétique et la fantaisie d'un Michel Portal pour dialoguer d'égal à égal. Mais il fallait surtout la hauteur de composition de Franck Krawczyk pour être à la hauteur de l'œuvre littéraire et il sait tisser une partition tout en mélancolie et en phrases légères, qui s'enroulent autour de la voix parlée et complètent, peut-être, ce que les mots n'ont pas dit. Sarraute et Krawczyk sont ainsi de ceux qui "parlent" de l'humanisme qui s'est débarrassée d'une religion d'un dieu puissant pour donner la place à chaque individu. Et les deux créateurs ont toujours été très sentimentaux même s'il y a de la moquerie, peu de lyrisme et surtout beaucoup de minimalisme dans la manière d'aborder leur art. Mais un minimalisme lié à l'utopie : croire à l'enfance reste tout de même croire en la vie et lui donner des formes parfaites pour toute l'humanité. Ecrire ou composer sur l'enfance reste en effet posséder un message universel : être heureux même si les accents émis savent dans le texte comme dans la partition mettre bien des bémols sur la béatitude.

Il existe toujours dans la musque de Franck Krawczyk et dans les spectacles auxquels il collabore un sens de la fête. Et même dans si dans la fête qu'est la Biennale de Venise 2003, dernier carnaval grotesque, il a fait entendre les chiens qui hurlent: c'était pou lui dire quelque chose sur le monde, pas une dérision. L'importance de l'individu et le malheur de perdre son identité sont deux thèmes clés du compositeur et là encore c'est pourquoi il a travaillé avec un artiste comme Boltanski lors de la biennale citée ou qu'il rejoint aujourd'hui le texte de Sarraute. Tous les deux - et même si Krawczyk est jeune - ont su ou savent que la mémoire disparaît extrêmement vite. On ne peut survivre que si l'on pense à la fois que chacun est unique et qu'il se perd à une rapidité prodigieuse. Qu'il soit bon ou mauvais. Il reste seulement des gens dont on peut seulement dire : menschlich, humain. Ils ont été des humains. Krawczyk avait une grand-mère remarquable, comme toutes les grands-mères. Il ne reste rien d'elle, à part quelques images dans sa tête et la raison, majeure de sa composition pour Les nuits romantiques c'est d'exprimer par sa création que la seule raison de vivre, pourtant, c'est de se dire que les choses continuent à travers elle. Franck Krawczyk est ainsi le musicien de l'éphémère et de l'éternité. Et il existe de plus en plus dans son activité musicale un désir de faire des choses qui possèdent une sorte réalité matérielle. La musique n'est donc pas seulement chez lui symbole, relique et chacune de ses œuvres et comme un jardin à la japonaise ces jardins qui sont refaits mille fois tout en gardant une sorte de permanence muséale. Tout se passe comme si transmettre cette émotion incarnée était plus important que la forme du "masque" qu'elle prend mais c'est, paradoxalement, que hors toute doxa cette musique a quelque chose de particulier et d'impénétrable. Si elle était là Nathalie Sarraute serait ravie d'un tel compagnonnage.

"Enfance", de Nathalie Sarraute / Lecture par Judith Magre, comédienne
Michel Portal, clarinette et bandonéon / Musiques de scène de Franck Krawczyk
Samedi
03 juin 2006 / Le Bourget-du-Lac, Espace La Traverse, 20h30
Nuits romantiques (
19 mai au 04 juin 2006): www.nuitsromantiques.com

Ph. : Franck Krawczyk ©DR