Bettina Rheims,
de la peau à la chair

Par Jean-Paul Gavard-Perret

De quoi les portraits de Bettina Rheims portent-ils la trace ? D'amours, de blessures, de joies,
de fascination pour des êtres célèbres
(cf. son portrait officiel de J. Chirac) ou anonymes (cf. "Shangai)? Le tout s'en doute avec parfois une pointe d'humour, un clin d'œil de la photographe qui fait, sans qu'ils le sachent abattre les cartes de ceux qu'elle capture dans ses prises "innocentes". Le plus souvent elle "cadre" avec des comédiennes ou artistes qui savent ce qu'il en est de jouer avec les images (mais pas toujours et justement "cartes sur table"). Non que les sujets de sa prise trichent mais parce qu'ils veulent peu ou prou exonérer la gravité de leur donne. Toutefois, par ses photographies Bettina Rheims continue la partie - autant de cartes que de cache-cache - afin de la prendre par défaut en une sorte de "trompe toi toi-même" sans que les photographié(e)s le sachent. Il en va ainsi d'une traque. Afin de saisir les reflets dérobés au fond de la caverne d'êtres pris dans les filets d'une pêche quasi miraculeuse. En résumé les portraits de la photographe ruine le thesaurus, écarte le pensum mais préserve ce qui fait l'essence même de la quête de personnages qui - comme Charlotte Rampling - soudain nous regarde. Existerait-il donc un moyen plus approprié pour s'introduire en douceur jusqu'au cœur de sa vie?

Certes souvent nous prenons pour "photographes" des faiseurs qui ne nous offrent que des "clichés" sortes d'assignats inutilisable parce qu'ils ne savent pas qui ou quoi ils regardent et ni même pourquoi. Ces pseudo-photographes jettent en un bouquet miscellané des réminiscences enjolivées comme si l'art photographique se limitait à une chasse aux papillons, à la capture d'un champ de tournesols un matin de juillet ou à la découverte émerveillées des seins d'une jeune femme à l'âge des premiers émois, bref tout est bon pour faire passer leur potion prétendue magique. Mais ils ne saisissent rien sinon du pittoresque ou de l'anecdotique qu'ils estiment immortels. Ainsi leurs tournesols convoquent la haute figure de Van Gogh et les seins offerts ceux des femmes de Delacroix. Ces photographes croient ainsi repérer des réseaux capables de rentoiler les souvenirs et de capter le temps pour les rapatrier vers un éden artistique, vers un lieu de signes qu'ils prennent pour la salle des cartes de leur imaginaire. Ils pensent donner non seulement à leur mais au monde une profondeur particulière. Que valent pourtant leurs petits traités d'archéologie du fugace? Rien. Car ils oublient que la première question serait : que peut être appelé à faire sens, que permet à figurer de manière recevable l'intrication du particulier et de l'universel ? Que et comment choisir de réellement révélateur une fois écartée la tentation de l'exotique (la chasse à cour), du raffiné (les seins pubères) ou de l'esthétique (les tournesols) ? Tous oublient que les seules traces dignes d'intérêt ne sont pas portées par un sujet mais par une langue qui distingue en nous ramenant invariablement dans l'ici-bas de notre inconscient où s'ébrouent les multiples avatars encore non mis à nu de nos désirs et de leur revers et cette nostalgie insécable de l'origine dont ils ne malaxent que l'écume.
Bettina Rheims à l'inverse a compris qu'il ne faut jamais rechercher le prétendu marbre de l'identité supposée mais sa terre friable celle qui nous fait face dans le réel comme dans l'illusoire au sein d'un jeu de piste dont on connaît ni le point de départ, ni celui d'arrivée. Bref la photographie, la "vraie", ne mène pas où l'on pense accoster. Et la photographe descend, descend, même si elle a peur que la terre lui manque, si elle a peur de la rater, d'échapper à sa sphère d'influence, à sa force de gravité. Et c'est là alors que tout commence, que les enfantillages prennent fin. Ainsi face aux rentiers photographes existent les photographes soutiers. Grâce à ses portraits chez Bettina Rheims l'effroi transcendé parfois par le rire, la solitude, l'insurmontable lorsqu'il n'y a pas de lieu à habiter, de corps à habiter, bref lorsque celui ou celle qui est capté sont privés soudain de mots et qu'ils ne leur reste face à l'objectif qu'un seuil minimum de sécurité existentielle.

Bettina Rheims est ainsi une des figures féminines françaises les plus marquantes de la scène photographique contemporaine. Le M.A.C. de Lyon présente la première rétrospective consacrée à son œuvre et rassemble toutes les séries créées par l'artiste entre 1981 et 2005 dont les plus célèbres "Female Trouble", "Modern Lovers", "Chambre Close", "INRI", "X'mas", "Morceaux choisis", "Pourquoi m'as-tu abandonnée", "Shangai" et "Héroïnes". On sait qu'après avoir été mannequin, journaliste et galeriste, Bettina Rheims s'est tournée à la fin des années '70 vers la photographie. Son premier "shooting" sera avec Charlotte Rampling, seule personnalité à l'époque ayant accepté de poser pour Bettina Rheims. La photographe est alors remarquée par le couturier Jean-Charles de Castelbajac et s'ensuit l'ouverture des portes du monde de la photographie, du cinéma, de la mode. Dans ses travaux ultérieurs l'utilisation du flash pour les portraits, les poses des modèles au regard intense ainsi que la précision de l'image seront autant de reprises de l'univers de la mode et de la publicité mais à travers lesquels elle parvient à définir son propre langage. Paradoxalement, soudain la photographie "creuse" fait exploser l'âme par le corps qu'elle expose, qui s'expose à la prise et son étreinte. Elle peut être perçue parfois par le sujet comme asphyxiante mais qu'importe. Par l'épreuve photographique existe soudain une autre chance de survie. Car la photographe en son travail particulier ne cherche ni la reconnaissance ni la Rédemption. Pas son exercice d'humilité , d'effacement - de don aussi - elle ne cherche pas à se sauver. Mais elle atteint par un travail qui joue sur le temps et s'essaye au défrichage autant qu'au déchiffrement. C'est à ce titre que la photographe garde une vocation fabuleuse : celle de faire reculer le chant des certitudes, de mettre une grâce dans la beauté comme dans la "laideur" afin de rétablir à tous les sens du terme un charme. Constitué par la menace de sa disparition existentielle ou esthétique (l'âge passant) l'être sait qu'il n'est pas d'empreinte ineffaçable. Néanmoins pour cette raison il est nécessaire aussi de le photographier en tentant, dans un travail d'empathie, de saisir ce qui échappe, ce qui dans et à travers l'épreuve photographique appartient à l'obscur du paraître afin de souligner la plénitude de la précarité - puisque toute photographie est d'une certaine un "arrêt de mort". Ainsi Bettina Rheims permet d'atteindre ou de pénétrer ce qu'il en est de la trace car elle se met à se penser vraiment par un langage qui multiplie les prises et se découvre en avançant tandis qu'elle s'enfonce avec son regard vers son sujet " comme à la limite de la mer un visage de sable " (Michel Foucauld) où vient "s'échouer" l'épure de ses portraits. L'être soudain se voit en une image primitive et sourde. Telle est l'ubiquité que ses photographies portent en elles, portent en nous au sein même de ses habiles mises en scène en studio (comme à l'extérieur) où les poses sont extrêmement bien étudiées ainsi que sa prédilection pour le nu féminin traité tel un portrait se retrouvent déjà dans ses premiers clichés. Son style reste donc très personnel et particulier par rapport à tout ceux qui même les photos de modes - en "rajoutent", en "font des tonnes". Chez elle une sorte d'humilité, de simplicité dans la sophistication lui permet d'aborder autant l'intimité des femmes anonymes, des personnalités célèbres, des transsexuels, des artistes ou encore des amies qui lui ont servi de modèle. "J'aime la chair, je suis une photographe de la peau", dit Bettina Rheims. Son travail fort et par moment provocateur sacralise le corps féminin tout en lui conférant un certain érotisme. Dans "Female Trouble" - photographies qui représentent des portraits de femmes glamour tels que Catherine Deneuve elle précise :
"Ce qui me plaisait et que je cherchais dans ses images, c'était leur côté double. Elles sont à la fois féminines et masculines, dures et tendres. Tendres, sans mièvrerie, pleines d'une douceur qui n'est jamais condescendance, ou mollesse. Elles possèdent aussi une certaine dureté, qui n'est ni amère, ni gratuite, ni méchante".

Il existe donc toujours chez elle un désir d'approcher par delà la peau au plus près de la chair en un effort de transgression qui prend à revers la fameuse phrase de Valéry "ce qui est le plus profond dans l'homme c'est sa peau". . Ainsi après un reportage sur les non-voyants (1992) sorte de révulsion de l'acte photographique, Bettina Rheims pénètre dans l'intimité des Chambres-Closes en compagnie de l'écrivain photographe Serge Bramly un peu à la manière de Sophie Calle mais avec une autre perspective. Chez Calle les chambres sont vides et photographiées brutes de décoffrage, chez Rheims, à la limite du pornographique, ces clichés couleurs sont l'objet d'une mise en scène érotique est savamment étudiée. Mais la mise en scène n'est pas ici artifice mais artefact. Et la transgression passe toujours par cette théâtralité de la théâtralité afin de faire surgir une autre vérité. C'est le cas aussi de son grand projet intitulé I.N.R.I . : des mois de prise de vue, 250 acteurs et figurants, près d'une vingtaine de maquilleurs et costumiers afin de retracer des scènes de la vie du Christ dans un contexte résolument contemporain. Les photos sont prises dans des lieux surprenants voir insolites et confèrent un certain côté théâtral : Suicide de Judas à l'aide d'un revolver dans une pièce au papier peint déteint ou encore Le Lait Miraculeux de la Vierge coulant de son sein sous l'aspect de sang. Ainsi Bettina Rheims détourne toujours les images préfabriquées. Et si elle enveloppe ses "Héroïnes" fragiles dans des robes démodées, c'est pour mieux saisir leur beauté et un peu de leur intimité. Des actrices, mannequins ou danseuses se sont prêtées au jeu du portrait qui tente de traverser la surface de la peau et contourner les canons de la beauté classique. Ainsi et part exemple dans un décor gris et froid, un bloc de béton sert de socle à ces véritables sculptures vivantes enveloppées dans des robes vaporeuses d'une autre époque, retouchées par le créateur Jean Colonna. Blanca Li présente un profil droit et décidé, dans une robe couleur chair transparente qui souligne la blancheur de ses seins, où l'on voit de petites veines sous sa peau. Sa chaussure d'un rouge vif rappelle qu'elle est chorégraphe. Pour Asia Argento, à l'inverse le bloc de béton devient écrin, recouvert des plis la robe rose pâle. D'autant que Bettina Rheims laisse ses modèles jouer avec le décor et les accessoires. Assise sur le socle, Laetizia Venezia se laisse tomber sur le côté, couverte en partie par un grand morceau de tulle perlé grisonnant. Un petit pansement au bout du pied, discret, rappelle la fragilité du corps.

Aux marges des images privées, de la mode et de l'érotisme Bettina Rheims poursuit donc une quête paradoxale puisque c'est par la recherche d'un maximum d'apparat et en recherchant plutôt les êtres-icônes de notre temps qu'elle nous détourne du cliché. Ainsi celle dont le bonheur extrême consiste à passer une soirée avec son mari, devant la télé, à regarder un film de Vincente Minnelli en mangeant des bonbons Haribo (Et pas n'importe lesquels: les petits crocodiles jaunes et verts!), celle qu'on croit superficielle et futile reste avant tout une femme simple et dont l'amour est la valeur suprême comme en témoigne ses réponses aux questionnaire de Proust (paru dans le journal "Elle"). Elle pleure lorsque son mari part en voyage pour deux jours et son moment le plus heureux fut "Le 20 juin 1980, à 3 heures du matin, à l'Hôpital américain de Neuilly, quand on m'a posé sur le ventre mon fils Virgile, qui venait de naître". Ainsi celle dont l'héroïne est Jeanne d'Arc ("J'aurais tellement aimé être un soldat." dit-elle), celle qui écoute pas de musique (sauf parfois Bob Dylan) et qui met haut dans son Panthéon littéraire Dumas, Flaubert, Lawrence Durrell, Albert Cohen et Philip Roth lutte par ses photographies afin de créer une défense contre ce que dit le titre de son film culte " Autant en emporte le vent ". Admiratrice en peinture de Lucian Freud, elle ne met pas pour autant sa propre œuvre comme sommet de la vie. Ce qu'elle a réussi le mieux dit-elle c'est "ma famille. Celle que je me suis fabriquée, qui n'est pas celle qu'on m'avait donnée au départ". C'est pourquoi elle met la fidélité au haut de sa morale et si elle dit avoir de l'indulgence pour "le mensonge du mari qui trompe sa femme et qui ne le lui dit pas pour ne pas lui faire de peine" elle répond à la question . Que détestez-vous par-dessus tout? : " L'idée que l'homme de ma vie puisse me mentir, pour ne pas me faire de peine".

On voit ainsi tout l'humour, la distance mais aussi le prégnance de celle qui met ses qualités au service de son œuvre, œuvre majeure s'il en est. Il faut donc ne pas avoir peur de se laisser prendre face à ses photographies (d'autant que souvent leur sujet même nous y invite sachant que dans tout être réside un voyeur). Elles demeurent autant d'épreuves du temps. Soudain le monde s'efface de notre conscience dans une éternité. D'ailleurs à ce niveau nous n'avons plus de choix. La photographie ne se quitte pas : elle enchante même si elle ne sauve pas. On peut, on doit marcher dans le labyrinthe de portraits que nous tend Bettina Rheims et ce dans toute sa longueur et dans tous ses recoins pour essayer non de s'en sortir mais d'estimer de quoi il est fait. Reste le trou qu'en feignant le combler la photographe creuse un peu plus mais afin que quelque chose en sorte sans dire quoi ni comment…

Rétrospective, MAC de Lyon du 16 juin au 13 août 2006
www.moca-lyon.org
Ph.:Jin Xing, dans les toilettes de chez Maxim's, au grand théâtre de Shanghai, Avril 2002, Shanghai
Série Shanghai © Bettina Rheims. Courtesy Galerie Jérôme de Noirmont, Paris.