Dissolving views :
le noir et le blanc

par Jean-Paul Gavard-Perret

La toile "Carré noir sur fond blanc" de Malévitch reste le symbole de l'art moderne au 20e siècle. On raconte que Malévitch n'était pas content d'une toile qu'il venait de peindre. Alors, il la recouvrit de noir. Ensuite, il encadra le noir d'une large bande de couleur blanche : le "Carré noir sur fond blanc" était né. Pas d'objet sauf un carré noir, entouré d'un autre carré blanc. Le carré blanc est le seul encadrement de la peinture. Plus de figure du réel mais une figure géométrique. Voilà, la peinture moderne. Elle ne représente plus des objets, personnages et situations historiques. Elle se montre telle qu'elle est. C'est la révolution.. A l'époque, l'avant-garde russe c'est "un art créateur et non un art de reproduction", comme le dit Olga Rozanova, une des grandes artistes de l'époque.

Le blanc et le noir sont des couleurs à part, dans le sens où ce ne sont pas à proprement parler des couleurs. Le blanc est la réunion de toutes les couleurs: l'ensemble des fréquences d'ondes lumineuses décodées par l'œil arrivent à celui-ci avec une énergie importante. Le noir est l'absence de couleur (aucune lumière reçue par l'œil). On parle généralement de noir et blanc pour des reproductions qui ne comportent aucune couleur et seulement du blanc, du noir et diverses densités de gris. Le terme est largement appliqué en gestion des couleurs, en photographie, en imprimerie et plus rarement en peinture. Les deux couleurs sont souvent utilisées ensemble pour symboliser une complétude, un absolu, une dualité totale, comme le tao, les pièces du jeu d'échecs, les pierres du jeu de go. En peinture le blanc et le noir permettent de donner l'impression de lumière, de créer les contrastes voire une certaine dramatisation. Enfin au cinéma (et parallèlement dans la photographie mais avec un décalage chronologique), si de son invention du cinéma aux années 30-50 il est souvent le simple résultat d'une contrainte technique (qui donna bons nombres de chefs d'œuvre de Nadar à Griffith par exemple), il fut ensuite le fruit d'une approche esthétique et graphique (chez Jarmusch par exemple).

Un tel choix, et quels que soient les arts en question, est un moyen d'affaiblir les indices de réalité phénoménale, les illusions réalistes dans ce qui peut apparaître selon Serge Daney comme "seuil d'émergence minoré" qui en montrant moins (dans le spectre des couleurs) montre plus. Son éloignement du réel fait le jeu d'une autre proximité, cette proximité esthétique fait le jeu de l'éloignement du leurre. Il y a donc toujours et pour reprendre un terme de la préhistoire du cinéma ce qu'on peut appeler un effet de "dissolving views". L'objectif d'un tel choix paraît donc évident : voir ce n'est plus percevoir mais d'une certaine façon "perdre voir". Le spectateur devient un témoin qui peut être atteint par une sorte de "déceptivité" puisqu'un tel choix viole les lois de la représentation : pour preuve et pour reprendre l'exemple du cinéma, la jeunesse actuelle ne supporte que très difficilement la vision des films en noir et blanc par exemple de Buster Keaton qui firent pourtant la délectation de la génération des baby-boomers dont le modèle esthétique ambiant n'était que celui-là (sauf quelques galaxies colorées par la prêtresse d'Hollywood Nathalie Kalmus) : faute de grives on mangeait donc des merles qui paraissent désormais indigestes.

Désormais faire le choix du noir et blanc c'est faire aussi le choix d'exclure la couleur et retirer le spectateur de son envoûtement . C'est créer des œuvres où se perçoit un irréel qui devient, non pas une compensation du réel, mais une sorte d'envers du décor. L'image perd la crédibilité qu'on lui accorde en général puisqu'elle est parasitée par l'absence de couleurs. Mais, à l'inverse, elle n'est plus fermée sur elle-même, sur un monde donné à voir comme autarcique : elle joue sur le rapport entre ce qui est vu et comment cela est transformé par l'artiste. Le noir et blanc dans son refus de la séduction spéculaire est d'une certaine manière le désaveu d'un leurre. Par lui et pour une part, l'image (quelle qu'en soit la nature) n'aspire plus à la création d'un monde mais tente au contraire de l'"avaler" pour en faire disparaître un des éléments majeurs. En ce sens elle ne veut plus doubler la ressemblance. Existe donc comme l'écrit Marie-Claire Ropars-Willemier dans L'écran de la mémoire, une sorte de "destruction dramatique afin détacher le regard de l'image pour ne plus en suggérer que l'attente ou l'écho". Il s'agit donc de donner moins à voir qu'à entrevoir afin d'une certaine manière ne plus faire foi en l'image ou tout au moins lui refuser le statut d'idole et ou de pietà dans une nouvelle forme de présent dubitatif. Par le noir et le blanc l'art vise à rappeler que, en dépit des arrêts de mort qui sont souvent signés contre lui, il demeure le moyen d'expression, toujours valable, toujours d'actualité, de l'homme, de sa place dans le monde, de ses interrogations.

10 juin au 21 juillet 2006 / "Noir et Blanc" (dessins, sculptures et peintures)
Galerie l'antichambre: 15, rue de Boigne 73000 Chambéry
Heures d'ouverture : jeudi, vendredi et samedi de 14 à 19 heures et sur rendez-vous.
Pendant le mois de juillet la galerie sera ouverte les samedis sur rendez-vous uniquement.
Tél. 04 79 75 39 27.